JM à JR (Fresnes 45/11/18)

 

Dimanche 18 novembre 1945

Ma petite Jeannette chérie,

J’avais envie de commencer un journal régulier pour te prouver que chaque matin, chaque après-midi et chaque soir je pensais un peu (oh ! un petit peu, un tout petit peu) à toi. Ta photo n’est-elle pas là pour me rappeler qu’un jour une certaine fille se mit un ruban dans les cheveux pour sourire devant l’appareil et diffuser parmi ses connaissances (parmi lesquelles un certain mâle) les traits précieux de sa finesse. Donc il m’était venu à l’idée cette pensée que cela pouvait peut-être te toucher que j’eusse éprouvé l’attrait quotidien de ton souvenir. Patatras ! Comme le doute casse vite les belles choses. J’ai eu peur que tu en conçoive de l’orgueil !! Et j’ai reposé ma plume !!! Je me suis dit :  Peut-être en serait-elle trop émue ? Ne vaut-il pas mieux que je refroidisses volontairement « l’amitié affectueuse » (Hum ! Enfin ! Mettons un peu plus)… « l’affectueuse affection »… (c’est peut-être trop)… « la tendre amitié »… (ce n’est pas assez)… « le flot brûlant du sentiment spontané »… (c’est bien romantique)… « le feu passionné »… (de plus en plus Chateaubriand)… « la calme et tendre et patiente affection »… (très bourgeois, on dirait du Taisne ou Renan drapé dans sa redingote)… Je ne saurai décemment aller plus loin. Il ne convient pas de confier à la censure de telles nuances de sentiments et à nous égarer ainsi dans les sentiers ténébreux de l’imagination sentimentale, nous risquerions de perdre la boussole. Or, c’est justement en amour qu’il ne faut pas perdre la tête, encore plus qu’en politique, car les récifs sont aussi dangereux, pointus, pervers, sournois, etc… etc… Voilà bien des mots pour ne rien dire ou peu de choses, sinon qu’on t’aime bien. Na ! Et qu’on t’embrasse tous les matins que Dieu fait. Or tu sauras, si cela peut contenter ton cœur d’ange affamé, que Dieu lui-même est un éternel matin.

J’ai bien reçu lettres, colis, toutes choses matérielles, sentimentales, spirituelles réconfortantes, à manger, à penser et à vivre… et le corps animal te remercie de son côté des vivres onctueux, appétissants, graisseux, de même que l’esprit, le cœur, la tête et la bonne humeur te savent gré de la parfaite expansion enamourée que tu daignes leur distribuer avec tant de grâce, d’abondance, de gentillesse. Voici que tous les compliments sont faits, échangés, noircis, reçus, perçus et qu’il ne me reste plus qu’à te regarder dans les yeux et à rire comme on rit quand on voit le soleil. Ferme les yeux. Tu me brûles. Et tais-toi ! Que je t’entende parler ! Voilà, j’ai compris. Mais oui ! Tout à fait cela. Pas de doute. Nous sommes d’accord.

Alors, le Frédéric te joue des niches ! C’est très bien ! Monsieur tape à la machine, cache les dés à coudre, et quoi encore ? J’espère, j’en suis sûr, qu’il casse tout. Ah ! Ah ! J’ai trouvé un bon métier : marchand de porcelaines. J’irai m’établir près des familles nombreuses. Et surtout leur vendre des choses fragiles, avec des dessins enfantins dessus, que tous les poupons viennent coller leur museau dessus : « Maman, fais voir la belle cafetière ! » Patatras ! Elle est par terre ! On flanque une fessée et on recommence ! Voilà ! On commence par la vaisselle, avec ses poings, et on finit en plus grand avec les bombes atomiques. Ah ! Elle est bien élevée l’humanité !

D’abord un garçon doit commencer dès son jeune âge à faire la guerre… à tout ! Aux fourmis, aux mouches, au chien, à la machine à coudre, à la jupe de sa mère, à la concierge… Dis moi tout de suite s’il s’est bien battu cette semaine, que je sois rassuré, et s’il a déjà commencé à hurler comme un orateur de meeting. Car il faudra un coffre dans quelque temps pour vivre. La meilleure situation sera celle de député. Toutes les combines, toutes les crapuleries, leur mitraillette sur l’épaule, un micro porte-voix, un tank, quelques grenades à grande puissance à la ceinture, un avion pour les déplacement voisins, une fusée pour les grands voyages et voilà notre nouveau chef du peuple. Tout le monde chef. Personne ne travaille. On vit de l’air du temps et du discours. C’est l’âge d’or et des pommes crues.

Je trouve quant à moi que les enfants d’aujourd’hui sont promis à un merveilleux avenir. Quand j’étais gosse, on ne connaissait presque pas l’avion, tout juste l’artillerie de précision, pas encore la lourde, et on se canardait à 15 kms maximum. Aujourd’hui nous voyons les progrès. Mais demain ? Formidable ! Une vraie rigolade. On aura à peine le temps de tirer l’obus qu’il vous arrivera dans le dos ayant accompli trois fois le tour du globe. Si tu veux faisons un rêve. Foutons le camp dans une autre planète, avec de faux passeports naturellement. Les vrais sont introuvables « because » la volonté des puissants du jour de nous flanquer au garde-à-vous. Liberté ! Liberté !

Je jubile depuis quelques jours. La vie est trop drôle, ou trop bête. Et encore non. Pas si bête. Elle devient tellement odieuse et bête qu’elle en crèvera bien toute seul, et que nous en sortirons tout neufs, tout ressuscités. Il arrive, le moment où les flammes de l’Enfer s’éteignent parce qu’elles ont brûlé tout leur carburant et que la haine n’est pas infinie. Il faut qu’elle meure quand elle arrive à expiration. Ce qu’on aura de plus curieux, c’est l’imbécillité totale de la tempête et aussi sa disparition. L’une et l’autre sont sans raison. Il n’y a pas plus idiot que la Terre. Si j’étais possesseur du secret atomique, je sais bien ce que je ferai !!! N.d.D. !!! J’irai demander la permission à l’Éternel (et il me l’accorderait sûrement car il est bougrement embêté avec les hommes ! Quelle responsabilité ! C’est un poids mort cette planète qui marche toujours de travers) et je ferai péter le truc ; avec quelle joie ! Qu’on en finisse ! Et qu’on recommence ! C’est à dire qu’on retrouve l’éternel paradis où tous les hommes et les femmes chantent des cantiques toute la journée avec des ailes dans le dos. Blague à part, je me sens une fringale de sanctification qui n’est pas dans une musette et le soir, douillettement saucissonné dans ton sac de couchage, je pense à des chérubins et à des séraphins que c’en est un vrai paradis pour grands magasins !

Je te jure, ma petite Jeannette : à partir du suprême dégoût, des plus grandes illusions brisées, de l’extrême lassitude, on trouve la patience totale, la sérénité absolue, la confiance, la sagesse, le bonheur étonnant, et l’on rigole de tout : du salpêtre de la cellule, des menaces si risibles de condamnation à mort, des dossiers qui nous tombent sur le crâne (de Chamb. ou d’ailleurs —à propos, je l’ai reçu : c’est une imbécillité savoyarde noire ! Un ramassis de ragots fumeux ! Une pâle poubelle de rapports policiers : le néant en bâtons) et l’on chante à voix délirante des chansons de plein ciel (voir le ciel d’aujourd’hui).

Je travaille beaucoup, passionnément, ardemment, méthodiquement… et de la sorte, je ne dis pas que le temps passe, mais qu’il n’a pas été perdu, car, à force de s’exploser, on se découvre soi-même tout différent de ce qu’on croyait être. Aujourd’hui, les bobards ont circulé sur des troubles dans Paris. Nous voyons d’un œil amusé le différend qui oppose maintenant les droites et les communistes. Quand on connaît un peu le dessous des cartes, on se dit qu’il doit faire bon vivre sous certains bananiers loin des appétits mondains. Ce n’est pas pour cela que nous deviendrons misanthropes. Non, pas si bêtes. Pourquoi s’exalter, se fatiguer, se fâcher contre ce qui n’aurait jamais dû nous émouvoir, ni même atteindre nos yeux détachés de tout. Dorénavant : « la guerre, la politique, les discussions philosophico-métaphysiques, les conflits ? Connais pas ». Parlez-moi du kg de dattes que j’ai ramassées dans l’oasis ou de l’antilope que j’ai attrapée au lasso. Et sachez que je suis devenu chasseur de papillons et charmeur de serpents. S’il y a des gens qui veulent s’intéresser aux pétroles ou aux Suez, libre à eux. Nous, nous ne sommes pas dans ces prisons-là, les prisons pour dettes de guerre, les prisons bourgeoises, les prisons de la vie commode, les prisons de préjugés. Nous autres, hommes libres, nous allons nous amuser si cela nous plait à compter les grains de sable su Sahara ou les étoiles du ciel (c’est tout comme) et, ce faisant, nous songerons au bonheur de vivre, loin des ascenseurs, des buildings, de la Tour Eiffel, du clocher de village, de Dieu, c’est-à-dire partout, sauf dans la bêtise humaine —qui, par définition, est inexistante bien qu’elle apparaisse universelle aux imbéciles seulement (c’est-à-dire à ceux qu’elle séduit et à ceux qu’elle dégoûte ; c’est pourquoi nous sommes si joyeux de n’être même plus dégoûtés).

Voici qu’il me reste bien peu de place pour te dire tout ce que je voulais, car j’avais l’intention, en commençant le ci-devant papier, de t’écrire une lettre d’amour. Mais comme il fait tard je vais me coucher dans la peau de mouton et demain je pense avoir des idées neuves pour exprimer en cinquante mots précis ce qu’il te faut pour te faire vivre heureuse au moins toute une semaine. Bonsoir. A demain. Si tu savais comme le ton est gentil quand je te dis ces deux mots, tu en serai touchée. Lundi matin. Je relis ma lettre et la trouve extravagante. Mais quoi, il nous est bien permis de batifoler un peu. Nous n’(avons nous autres pour nous ébattre que le gazon de notre fantaisie et tout l’infini qui entre par la fenêtre. Ce matin je me sens à la fois léger et lourd. Léger de pensées heureuses et lourd de vieilles tristesses dont j’arriverai bien à couper la chaîne. Ce qui nous gène le plus dans la vie c’est la mauvaise humeur qui s’attache à nous et nous fait quelquefois dévier. L’homme le plus courageux est celui qui serait toujours de bonne humeur, patient, doux, qui ne se fâcherait jamais et qui guérirait tout le monde. Quelle situation magnifique ! Il serait immédiatement crucifié, lapidé pour récompense de ses bienfaits. Mais quelle joie de partir ainsi le sourire aux lèvres !

Je t’embrasse autant de fois que tu le veux. Assez, je n’ai plus de place

J

  1. Bien reçu colis. Parfait
    1°/ du cirage marron SVP 2°/ du savon (2 savonnettes) 3°/ Assez de sel 4°/ Prévenir ma mère. Il me faut absolument un pantalon pour lundi 5°/ Ce dernier colis est parfait. Alterner comme la dernière fois. Une fois beaucoup de viande, une fois moins.