Lundi 5 novembre 1945
Chère petite Jeannette,
Dès potron-minet (il est déjà huit heures, mais nous autres, nous sommes levés depuis six heures, nous avons déjà travaillé, lu, mangé, médité, repassé, écrit, et patati et patata). Dès potron-minet dis-je, nous pensons à la plus charmante des blondes, mère de famille, sinon nombreuse (pas encore) du moins en possession du plus superbe mâle de la création. Nous pensons à elle parce qu’elle est gentille, parce qu’elle nous témoigne une affection constante (et encore, ce point de vue est égoïste, ce n’est pas pour cela), parce que nous lui témoignons une affection aussi constante (voilà qui est meilleur) et parce que cela nous fait plaisir. Eh Oui ! Quel pauvre point de vue humain que d’avoir du plaisir que de penser à certaines gens ? Pourquoi est-elle aussi blonde ? Pourquoi a-t-elle ces yeux là ? Quant au cœur, n’en parlons pas. Nous en éprouverions de l’émotion, et ce n’est pas digne du guerrier rébarbatif que nous sommes, de l’ascète vers quoi nous tendons. Je sens que Jeannette est une grande tentation dans une vie qui doit être consacrée à de saintes tâches et il faudra que je considère le moyen de lui mettre une cornette et d’en faire une religieuse, ou un… (passez moi l’expression méchante)… un dessus de cheminée profane… ou bien… (comment pourrai-je me débarrasser de ce tourment d’avoir à côté de moi un démon charmant ?)… si je la mettais dans ma poche (celle du veston, à gauche, à l’intérieur). Voilà, n’en parlons plus, la solution est trouvée.
Je me suis débattu toute la nuit contre des cauchemars (et cela ne m’arrive pas souvent). Il faut dire que cela a commencé par un rat. Nous avons un trou dans un coin de la cellule et ledit rat (ils sont peut-être deux) vient faire toutes les nuits l’office de ramasse-miettes. Je dois te dire que jusqu’à présent je m’en suis foutu éperdument et que cela ne m’a pas empêché de dormir du sommeil du juste, et du pur, et de l’innocent tout à la fois. Mais hier au soir, après avoir mangé des sardines à l’huile (délicieuses, fournies par l’administration), l’estomac était légèrement lourd. Le rat a-t-il senti l’huile dans ma moustache ? A peine étais-je endormi qu’il est venu me tirer la couverture près de la tête. J’ai grogné (sentiment peu chrétien). J’ai allumé trois allumettes pour aller bourrer le trou de quelques chiffons, sans succès, et je me suis recouché, mécontent de cette visite que je n’avais pas commandée. Les rats et les juges d’instruction sont bien désagréables. Et je préfère encore les derniers, quand ils sont objectifs.
Je dois dire que cette épreuve m’a mûri —encore si possible— et que j’en ai acquis depuis plusieurs heures une patience supplémentaire. Arrivera-t-il un moment où nous pourrons tout supporter ? Je crois que d’autres sont passés par des épreuves encore plus difficiles. Ce n’est pas souhaitable, mais je commence à comprendre qu’à partir d’une certaine dose d’ennuis, un homme soit blindé. Nous nous forgeons des nerfs d’acier. Ce minime incident du rat, ridicule en soi, a sa petite importance.
De ce fait, dès cinq heures du matin, je remâchais des arguments politiques, et je t’avoue que dans le duel que je vivais, mes adversaires en prenaient pour leur compte, et leur grade, et leur hypocrisie et leurs crimes. Je ne sais pas à quoi ce genre de préparation mentale peut servir. Elle me conduira peut-être à Ste Anne ou aux assises (quoique maintenant tout se tasse). En tous cas, pour me débrouiller l’esprit, j’ai éprouvé ce matin la nécessité de me réconforter avec des images charmantes et c’est pourquoi je t’écris. Veuille bien ne pas éprouver trop d’orgueil de ces amabilités et les recevoir avec respect, attention et affection impersonnelle. Il ne faut pas contrarier les poètes prisonniers.
Je dois te dire également qu’avant de commencer cette missive qui est aussi bien un journal, qu’un roman, qu’une élégie [1] qu’un souvenir, qu’un espoir d’avenir, que tout ce qu’on voudra sauf une banalité, car ce matin nous vivons précisément sur les pointes d’épingle de notre super-sensibilité, je me suis copieusement plongé dans une bible réconfortante qui par delà la vie et la mort, au-dessus de toutes contingences, méprisante des mirages et des avanies humaines, vous rétablit sur le seul plan où l’homme puisse encore regarder clairement devant soi sans risquer de trouver des rats ou des salauds. Et ce n’est pas le moindre réconfort que de savoir que tout est vanité dans ce monde de néant et que tel qui croit emmenotter son voisin avec des chaînes ou des lois s’emprisonne lui-même dans son orgueil ou sa colère. On y apprend que la vie y dépasse la mort autant que la lumière détruit les ténèbres et qu’il est puéril de souhaiter la vengeance et la destruction, de s’appesantir sur des ennemis ou des victimes, car la norme est rétablie impeccablement par l’éternelle justice qui, elle, ne connaît pas de considérations particulières et juge les hommes sur leur capacité spirituelle, sur leur poids d’âme, et non sur la façon dont ils sont momentanément bien en cour auprès des puissants du jour, qui sont les morts de demain. Les royaumes s’écroulent et l’Éternel reste, et fichtre, il vaut mieux avoir Dieu avec soi que le pape (ceci dit sans offusquer personne).
Voici qui ne contentera peut-être pas notre Jeannette, plus désireuse de compliments personnels que d’arguments métaphysiques. Et pourtant, n’est-ce pas le moyen de trouver à travers l’écorce brillante de gentillesse et de charme, la véritable personne pleine de qualités rares, que de saluer en elle sa vérité plutôt que ses dehors ? Je m’en voudrais de froisser brutalement avec mes doigts épais d’apprenti curé, ou sorcier, ou cardinal, ou littérateur, un esprit aussi délicat qui ne demande qu’à se poser sur les jardins de la vie comme l’oiseau joue avec la nature. C’est pourquoi il vaut mieux ne point plaisanter avec des sujets aussi graves et nourrir le bel amour de Jeannette avec de grosses becquées sentimentales et plus encore. Il ne faut point encore l’habituer au vinaigre, nécessaire pourtant. Plus tard. Nous verrons. Pour l’instant les enfants, les tout-petits réclament du lait et des soins. C’est pourquoi je t’ai mis dans la poche gauche de mon veston. Y auras-tu assez chaud ? Prends garde. Il te faudra peut-être une plaque d’amiante. Il y a des jours où tout prend feu.
Pour revenir sur terre, je crois que des décisions sont prises ces jours-ci qui vont améliorer la situation. Ces décisions iront-elles jusqu’à l’absoute totale ? Mystère encore. Toutefois, à travers les bobards qui ont circulé ces temps derniers (et ici c’est la maison), il se dégage quelques vérités. Il apparaît qu’on tente à revenir à une justice objective. Je ne dis pas tant mieux pour eux, car le mince crédit (très mince) dont la France dispose encore dans le monde dépend de la façon dont elle réglera ses problèmes et elle doit remonter une pente assez raide.
Pour moi, j’attends toujours, dans la lumière de la certitude et la foi de la confiance, le jour où, éclatant de vérité, on s’apercevra que toute la haine qu’on s’est jetée à la figure de tous les côtés était néant, et s’il faut pour cela patienter, nous patienterons. S’il faut hurler, nous hurlerons. S’il faut se taire, nous ne dirons mot et s’il faut dire que nous avons eu tort d’être violent, nous le dirons, et s’il faut affirmer, contre vents et marées, que nous avons eu raison d’être prévoyant, nous l’affirmerons quelles que soient les conséquences. A Dieu va ! Je me fous de toutes les conséquences possibles de mes actes, si je suis dans la vérité, et si j’agis consciemment avec la loi que je crois être la plus haute et qui se vérifie. Pour le reste, que les hommes fassent ce qu’ils veulent. Ils ne peuvent rien.
Je ne te demande pas des nouvelles de tes amis. J’espère qu’ils m’oublient, à moins que ce ne soit pour me dire d’aller leur dire bonjour… à pied, et librement.
Mes bons bécots fillette, et travaille bien. Le principal dans la vie est que la mèche de Frédéric soit ou bouclée ou peignée. Hors cela, tout est vanité, puérilité, inutilité. Veux-tu bien me faire parvenir une cinquantaine de feuilles de papier de ce format. Pour les feuilles de cahier, j’en ai encore, mais il faudra y pourvoir dans quelques jours. Donc, en prévision…
Pour les colis, à partir du 15, si la décision est maintenue, ne plus mettre que des aliments
- qui durent
- qui s’étalent sur le pain
- qui ne soient pas lourds
et de deux sortes
-
- matières grasses
- sucreries.
Donc plus de crèmosucre, plus de biscottes, plus d’œufs, mais: poudre d’œufs, crème, sucre, miel, lard, beurre, hareng saur, sardines fraîches salées. C’est surtout la matière grasse qui convient et j’espère que la décision sera rapportée car fichtre, le supplément de pain ne compense pas la diminution des colis. Gros, bons, longs baisers.
J
Des allumettes SVP !!!
Je viens de recevoir le colis. Bravo. Merci. Dis à ma mère que mon veston va très bien.
[1] Élégie: poème lyrique dont le ton est le plus souvent tendre et triste (Note de FGR)