Dimanche 28 octobre 1945
Petite Jeannette chérie,
Puisque tu me l’as recommandé sur le ton le plus impérieux, je commence ma lettre le dimanche matin et peut-être me déciderai-je à faire une sorte de journal quotidien pour te prouver que je pense à toi tous les jours, puisque cette nourriture sentimentale t’est indispensable. J’en suis flatté et m’en voudrais de ne pas donner des becquées d’amour à une aussi charmante fille qui m’envoie en retour tant de pensées affectueuses et de colis précieux (d’autant plus qu’il me fait plaisir à moi aussi de donner de ma tendresse (mais il ne faut pas le dire, de crainte que la charmante fille n’en n’éprouve de l’orgueil). A propos de colis, il va falloir se soumettre au nouveau règlement : un colis de 3 kgs tous les quinze jours seulement à partir du 15 novembre. Nous aurons par contre une boule de pain entière au lieu d’une ½ boule et je pense que ceci compensera cela. Toutefois, il faudra modifier la composition des colis et ne plus penser qu’a mettre des produits qui s’étalent sur le pain ou qui l’accompagnent : saucisson, pâté, crème sucrée, beurre, confiture, lard (qui est le plus précieux), poudre d’œufs, chocolat. Supprimer les œufs durs qui pèsent lourd. Prendre des fromages légers qui durent un peu. Bref, faire durer le plaisir quinze jours au lieu de huit. Dans un certain sens cette nouvelle me réjouit car cela vous fera moins de frais à me nourrir et je crains toujours d’être un poids pour les âmes de bonne charité qui m’envoient ma pitance. Si les boules de pain sont suffisantes, nous ne serons pas trop malheureux, à condition d’avoir beaucoup de bonne humeur. Et peut-être y aura-t-il des arrangements avec le ciel. Si l’on pouvait augmenter un peu le poids des colis, il faudrait pour cela en parler aux avocats. On verra.
De plus, ne nous plaignons pas. L’hiver s’annonce dur au dehors. Je viens de lire la lettre d’un camarade où il paraît que B. [1] aurait fait une déclaration sur le ravitaillement de l’Europe cet hiver. On craint des épidémies. Elles suivent généralement toutes les guerres. Le monde est dans un tel état de trouble qu’il ne peut encore être question pour lui d’apparaître en pleine santé. Que les hommes sont fous de se déchirer ainsi entre eux. Les esprits sont si enflammés qu’ils sont prêts à tout : au meurtre, au vol, au désespoir. Combien ne faut-il pas de patience pour les guérir et qu’ils reviennent au calme et à l’ordre !
Les dernières élections ne sont ni mauvaises ni bonnes. C’est un diagnostic. Elles montrent l’éternelle déchirure de la France coupée en deux : laïques contre désistes, fonctionnaires autoritaires et démagogues contre individualistes étouffés peu à peu sous la vague. Selon la parole du prophète : un royaume divisé contre lui-même ne saurait subsister. Et voici longtemps que cette agonie dure.
Pour nous, prisonniers, notre plus grand souci est l’injustice ambiante du dehors. Que j’aimerais avoir vraiment tort et pouvoir être accusé par des saints, par des gens dont la probité et la justice soient si élevées que je sois forcé de m’incliner devant leur autorité. Quel exemple ne me donnerait-il pas ? Que je voudrais que tous mes écrits ou mes paroles ne se fussent pas vérifiés et que la France en aurait remonté —ne fut-ce que de quelques mètres— la pente fatale. Je voudrais tant avoir été un insulteur gratuit, un menteur, un « vendu » qui proférait par intérêt des calomnies abominables. Aujourd’hui mon pays serait dans la voie du redressement et il serait juste qu’on me montre du doigt comme un bas démagogue, comme un vaurien qui avait médit de la puissance régénératrice de la nation. Je suis navré que nos adversaires nous donnent raison. Ils auraient pu nous donner une leçon. Ils ne nous donnent que des coups. Ces coups-là, nous sommes forcés maintenant de les inscrire à un palmarès qui sera un jour un martyrologe [2]. Quel dommage d’avoir dénoncé le mal à bon escient et que ceux que nous avons prévenus contre lui s’y précipitent sans pouvoir le dominer.
Ici nous attendons, nous patientons, nous espérons malgré tout. Les meilleurs bruits circulent, comme les moins bons.
Lundi soir.
Heure de recevoir le colis. Magnifique. Merci mille fois. Le veston est très bien. Tu remercieras ma mère. Le sac de couchage est épatant et je regrette de ne pouvoir l’essayer immédiatement pour te dire mes impressions, mais tu peux être sûre que la semaine prochaine nous aurons pondu en quinze versets tous nos rêves nouveaux que va nous inspirer la peau de mouton rêvée. Je pense dormir cette nuit comme un loir et déjà mes camarades louchent perversement sur ledit engin. Je suis comblé et puisque me voici maintenant si heureux et tranquille, je vais demander à rester en prison le plus longtemps possible.
Les meilleurs bruits courent ce soir à travers la prison. Le vent d’optimisme souffle alors qu’hier le plus noir pessimisme régnait. Évidemment les prisonniers sont nerveux. Il faut les excuser. Nous avons reçu d’avocats des nouvelles qui tendraient à dire que la juridiction d’exception s’arrêterait le 10 novembre. D’autre part on parle d’amnistie pour certains cas. Quoique non compris dans ces catégories, j’espère que la détente commence. On dit que Depreux [3], socialiste serait ministre de la Justice. Cela nous paraît de bon augure, parce que c’est un homme imprégné du Droit romain et que la légalité sera respectée. Je pense que maintenant, si la fin arrive (càd un procès d’assises), je pourrais faire valoir des arguments justes devant un jury impartial. On nous signale aussi l’état effarant de l’Europe, les 15 millions d’hommes sur les routes refoulés par les Russes. Bref, tout le gâchis que les Anglo-Américains doivent prendre en mains.
Il semble bien maintenant que l’épisode Fresnes ne soit qu’un minime incident dans ce formidable bouleversement mondial qui résulte de l’introduction d’idées nouvelles ; car ce qui est bizarre, c’est qu’un an après la « Libération » les seules solutions qui apparaissent pratiques sont les nôtres —càd le socialisme national que nous avons prôné contre tous, contre les Allemands surtout car la politique d’Abetz tendait à la conception républicaine. Voilà bien de la haute politique pour une aussi petite fille.
Je n’ai pas ri à l’histoire du dé à coudre avalé par le Jupiter fils [4]. J’ai pensé à cette tragédie de trois femmes affolées parce que Dieu lui-même était menacé de suffocation. Et je trouve que c’est certainement un sujet pour un grand drame lyrique. On voit d’ici le duo du médecin et de la maman —Regardez donc, Monsieur, si vous voyez quelque chose. Je ne vois belle madame qu’un peu de soupe au lait. Je vous assure pourtant que Satan lui-même a glissé ce dé maléfique dans le cœur de celui qui doit être le prince de la Terre. Rassurez-vous marquise, Satan dit oui, les rayons X disent non. Allez chercher vos cauchemars sous le buffet et de toutes façons (ici le ténor place son ut de poitrine) vous l’auriez retrouvé (si bémol) le lendemain matin.
La vie est splendide et je suis de si bonne humeur que je t’embrasse à tout de bras. Sur ce, je te quitte et vais manger un œuf dur, finir le chocolat que bébé m’a envoyé et que j’ai déjà grignoté dans l’escalier, et regarder d’un œil concupiscent ma peau de mouton.
Bons, gros, grands et menus et fins, et délicats baisers. Tu es gentille comme un cœur d’or. Et ce n’est pas commun.
J
Caresse le fils comme pour toi. Dis lui qu’il est superbe et recommande-lui la patience en politique. Si tu vois tes amis, dis leur que je ne suis pas pressé, que j’ai du travail jusqu’à Noël.
[1] B. indéchiffrable (note de FGR) ; semble être « Beeru ( ???) »
[2] Martyrologe : liste de ceux qui ont souffert, sont morts pour une cause ; liste des victimes de quelque chose (note de FGR)
[3] Édouard Depreux est un homme politique français, né le 31 octobre 1898 à Viesly (Nord) et décédé le 16 octobre 1981 à Paris. A la Libération il est maire de Sceaux, mandat qu’il occupe jusqu’en 1959, et membre de l’Assemblée consultative provisoire. Il est élu député en 1946 et siège au Parlement jusqu’en 1958. Il est ministre de l’Intérieur de juin 1946 à novembre 1947, il rend public le complot d’extrême-droite dit du Plan Bleu visant à renverser la République, le 30 juin 1947. (note de FGR)
[4] Un jour ma mère et ma tante se sont affolées car, âgé de quatorze mois, j’avais avalé un dé à coudre qu’elles avaient laissé traîner sur la table de couture. On m’emmena d’urgence à l’hôpital Trousseau (celui des enfants, rue du Docteur Arnold Netter dans le XIIème arrondissement). En vain. On me mit sur le pot et on inspecta mes selles pendant plusieurs jours. En vain. Jusqu’à ce que mes « deux femmes » retrouvent le fameux dé, tombé dans l’ourlet du manteau qu’elles étaient en train de coudre. J’étais sauvé (note de FGR, anecdote qu’on lui a souvent rapportée).