JM à JR (Fresnes 45/10/22)

 

Lundi 22 octobre 1945

Ma petite Jeannette chérie,

Bien reçu tes deux lettres et j’espère —et j’en suis sûr— que de nombreuses autres sont en route. Je suis content de ce que tu me dis sur l’atmosphère du dehors. Elle coïncide exactement avec ce que nous en pensons. Aujourd’hui, tout Fresnes est suspendu aux chiffres de élections et les bobards courent comme toujours.

Il semble que si les socialistes gagnent, ils seront enclins à rétablir ce qu’on appelle « la légalité républicaine ». Par contre, un succès communiste aurait peut-être pour nous des conséquences douloureuses. En tous cas, je préfère m’en référer à l’affirmation de Floriot que tu me rapportes : « on en sortira ». Il n’est pas venu me voir. Dis lui que si c’est pour me remonter le moral, je n’en n’ai pas besoin, c’est moi qui lui en remontrerais sur ce point. Si c’est pour me dire bonjour, bravo. Si au contraire, c’est pour m’avertir de choses désagréables, qu’il veuille bien attendre —et faire attendre. Je ne suis pas pressé et je crois que personne n’est pressé non plus.

Je ne peux te dire tout ce que je pense sur les événements. Cela déborderait le cadre de cette lettre et les restrictions de la censure. Aussi tu ne sauras rien de tout ce que mes yeux et mes oreilles ont vu et entendu. Et pourtant, c’est bougrement intéressant. Mais voilà. Il n’y a que les secrets qui soient passionnants. Ce qui est livré au public perd de son charme.

Si pas de réponse de Montmartre, ne bouge pas. Il y a peut-être quelque chose là-dessous. Essaie de téléphoner. Tu auras le n° par les renseignements.

Bravo pour Gabrielle. Et pour le reste, je me tais, sachant que la patience fait aller les choses plus vite que la brusquerie. D’ailleurs, tout viendra à point. Il y a une loi d’ajustement harmonieuse qui se déroule inexorablement sous nos yeux et qui fait que les choses ne sont ni en retard, ni en avance. La vie est toujours beaucoup plus parfaite qu’on ne la voit, qu’on la désire, qu’on l’imagine, qu’on la ressent. Ainsi, je suis sûr que si tu savais à quel point je suis complètement heureux en ce moment sur ma table, devant un mur plein de salpêtre, mais dont je fais un palais, contemplant les livres empilés devant moi dont le Tout en un vaut toutes les Encyclopédies du monde et le dictionnaire des rimes qui m’est le plus utile, tu serais délivrée d’un grand souci, car je n’ai pas du tout l’impression que tu désires égoïstement ma présence pour ton plaisir personnel. Il te suffit de savoir que je suis content pour que ton bonheur soit parfait et moi de même, de sorte que l’instant présent ne comporte pas d’amertume, ni d’éloignement, ni d’absence. J’ai l’air de blaguer, mais c’est très vrai. Ce n’est pas une raison pour que l’état actuel des choses dure, mais puisque nous sommes dans cette expérience, il vaut mieux en profiter pour savoir que nous savons surmonter les circonstances. Pas vrai ? Dis oui. Je suis bien sûr que tu as dit oui. Il serait étonnant que tu dise non. Qui ici ose ne pas être de mon avis ?

J’attendrai tout à l’heure d’avoir reçu mon colis pour te mettre ici les compliments d’usage et m’extasier sur les bonbons, le morceau de lard et la crème sucrée. Ce qui m’a fait le plus plaisir la semaine dernière, c’est le lard. de même les sardines salées ont fait le meilleur profit. Aussi la poudre d’œufs. Le café américain est toujours le bienvenu.

Tu me proposes gentiment ton sac de couchage. J’hésite à l’accepter. Car je puis très bien passer l’hiver enroulé dans mes couvertures, quoique Fresnes soit beaucoup plus froid que le Fort de Charenton où j’étais l’année dernière. Si cela ne te prive pas trop, envoie le moi. Sinon, n’hésite pas. Fais ton manteau et toi aussi tu as droit d’avoir chaud. Je ne serais pas terriblement malheureux enroulées dans mes « berlues » comme on dit ici. Enfin, fais ce que tu veux.

J’espère bien, du reste, ne pas passer tout l’hiver ici et pourrais te rendre ton sac très bientôt, peut-être avant l’hiver (n’espérons pas trop vite. N’allons pas trop loin).

Nous aussi nous avons nos coupures de courant (je relis ta lettre) et tous les soirs, nous tâtonnons à trois dans la cellule pour retrouver un quart ou un cure-dent. Mais la lumière que nous portons en nous est telle qu’elle éclaire toutes les cellules beaucoup mieux qu’un lumignon. Blague à part, je n’ai jamais vu gens plus courageux et plus gonflés qu’ici. En-a-t-on vu un qui, jusqu’à présent, ne soit pas mort courageusement ou ait essayé de se dérober à une condamnation ? Nous encaissons les coups avec constance, lucidité, patience. On se forge des âmes d’acier. Cela sert toujours dans la vie. A tout à l’heure !

Pas le temps d’explorer tout mon colis. Le coiffeur ! Les résultats des élections, la soupe. Je me dépêche. Il fait nuit. Tout a l’air d’aller bien. Les communistes ont beaucoup gagné. Ils ont l’air de nous promettre encore de nouvelles sanctions. Bravo ! Au moins, ils se dévoileront sous leur vrai jour. Passons, on en dirait trop.

Je t’embrasse trop hâtivement pour mon goût, mais il faut que cette lettre parte ce soir, sinon je vois la tête contrite de Jeannette qui n’aurait pas sa ration de tendresse du vendredi matin.

Qu’elle soit donc complète, pleine, heureuse, cette ration. Que les bénédictions tombent du ciel sur Frédéric et sur sa mère. Elles sont l’aliment nécessaire de tous les hommes et personne n’en n’est privé, ni les prisonniers, ni les gens prétendus libres.

Donc, si tu veux bien, tends moi tout ce qu’il te faut, les petits bras de Frédéric et tes grands yeux confiants pour qu’on les embrasse jusqu’à ce qu’ils aient sommeil. A bientôt.

J