Dimanche 12 août 1945
Ma petite fille chérie,
Il fait meilleur pour écrire le dimanche que le lundi. Car, le lundi, je passe généralement deux heures à attendre mon colis. Je remonte à cinq heures. Le temps de la soupe. Et on n’a plus guère le loisir de laisser courir à son gré la plume sur le papier jusqu’au ramassage des lettres. Tandis qu’aujourd’hui, jour de temps si bleu, si beau, si plein de chaleur tendre, après ce qu’on appelle joyeusement la « promenade » qui est un aller et retour de la cellule dans une cage en plein air, où nous sommes dix à bavarder interminablement sur les mêmes sujets (l’amnistie, l’avenir, le procès Pétain, et patati patata), il fait plus calme, la détente est meilleure. Les mots ne sont pas si pressés de sortir.
On sent tes lettres toutes pleines de désirs enfantins, qu’on s’étonne de voir encore dans l’esprit d’une aussi grande personne. D’abord le merveilleux étonnement de la maman pour qui son fils est le plus beau du monde. Mais oui, Madame, non seulement ce poupon a toutes les qualités les plus géniales, imbattable en tout, on ne saurait énumérer ses vertus, mais encore, le monde entier l’attendait lui tout seul pour arriver enfin à son ultime perfection. Oh, joies humaines, trop humaines. Je m’en voudrais de gâcher ta belle joie. Bien au contraire. Tu as raison de déverser autour de cet enfant, qui le mérite bien, des torrents d’affection, et de défendre que quiconque y touche, car c’est une propriété sacrée, celle de Jeannette, dans laquelle nul ne doit entrer, sauf s’il a la permission de la mère, accordée presque à regret. Je vois ça d’ici. Enfin l’enthousiasme de découvrir la création dans ce qu’elle offre de plus secret et mystérieux, même pour une jeune maman. Un enfant ! Don du ciel ! Fichtre. Il ne faudrait pas aller très loin. Je crois que Jeannette là-dessus apprendra encore beaucoup de choses, et qu’elle a bu tout le lait sucré, mais pas encore la coupe d’amertume. On en parlera plus tard. Pour l’instant, continue. Soigne le. Gâte le. Pouponne. Frise lui les cheveux. Entortille le de rubans. Il n’a pas encore protesté. Il n’oserait. Et destines le dans tes rêves à de solides études d’ingénieur. Qu’il nous révèle les secrets de la nouvelle bombe atomique, ou qu’il trouve le moyen de couper le monde en quatre.
Pour ce que tu me demandes, et que tu lui as promis, il n’est pas question de le faire par correspondance. Il faudra attendre le bon vouloir du juge d’instruction, qui, comme chacun sait, est aux ordres du peuple souverain. de ce côté là, j’ai les mêmes nouvelles que toi. Je ne pense donc pas te revoir avant octobre. Et c’est très bien. A moins qu’on ouvre les portes à tout le monde d’ici là. Auquel cas, bravo! Moi, je suis de la fête, après avoir été bénévolement soumis à la répression (en quoi je n’ai pas eu tort puisque les miens n’ont pas été embêtés). Si tout se passe bien, nous pourrons peut-être encore regarder vers l’avenir avec des yeux avertis, mais des yeux vivants, tandis qu’il est plus difficile d’imaginer qu’on sera obligé de regarder le monde par un autre trou. A ce propos, je n’ai pas de nouvelles de l’examen. J’espère que F. fera le nécessaire. Là, je nage complètement. Comprends pas. Évidemment, je vois bien ce qu’on cherche. Mais, cela peut-il réussir ? Tu m’affirmes que oui. Tant mieux, je le souhaite. Il le faut. Car sinon. Embêtant. Il est vrai que nous ne sommes pas sur terre pour nous amuser.
Tout Fresnes est suspendu au procès Pétain. On suppute les chances du Maréchal. Les uns parient pour la mansuétude, d’autres pour la condamnation. Moi, j’y crois, car les adversaires ont toujours fait toutes les gaffes et ce sont les pires sectaires du monde. Et la bourgeoisie est désemparée. Elle ne sait à qui se raccrocher. Je crois que l’opinion des extrêmes gouverne, que tous ces gens là sont emportés par leurs passions et qu’ils vont vers leur propre destruction sans le savoir.
La France est un pays inhabitable désormais. Il faut partir. Et c’est à ce sujet qu’en sortant nous avons de longues conversations, car, après la sortie, qui viendra, quand ? Il s’agit de vivre. Or, si on peut, une fois, se tirer du danger de ne pas être dévoré par les loups, il convient de ne pas construire sa maison parmi eux.
Trois pays s’offrent à l’émigrant: le Canada, l’Amérique du Sud, l’Australie.
Des trois, je préfère le Canada, pays de langue française et de haute moralité. La jeunesse y est admirablement bien élevée. Les mœurs y sont rigides, un peu hypocrites comme partout chez les Anglo-Saxons, mais peu importe, il n’y a pas ce débraillé voyou, cet avachissement, cette vulgarité obscène qui règne ici. Deuxième point important: à 500 kms de Boston, à 800 kms de New-York, l’Amérique à deux pas. Et ses possibilités pour des Français actifs. D’autre part, intéressé par les idées que nous prônons. Pays très pénétré de la vie de l’ancienne France, quasi royaliste, destiné à faire revivre la race française dans trente ans. Gros intérêt pour quelqu’un qui voudrait bien ne pas se cogner de front tous les deux pas contre un mur infranchissable de préjugés républicains. Donc, vie rude mais active et satisfaisante.
L’Amérique du Sud ? Je suis sûr d’y réussir. J’ai là toute une partie de ma famille, très riche. Mais je me méfie. Mentalité de métis. Vie trop facile. Paresseuse. Climat trop doux. Épuisant. Pas de véritable stimulant spirituel. Pays vicieux et sensuel. Évidemment, grosses possibilités d’argent. Mais ce n’est pas tout dans la vie. Au contraire. Je préfère le calme mental à la rechute dans le tourbillon des plaisirs, des vanités, des tangos et des tentations trop animales. La vie est une lutte et non un concert argentin. A moins que, vraiment, l’avenir ne se décide pas là. On ne sait jamais.
L’Australie ? Pas de relations. A part cela, je ne vois que le Chili. Veux-tu te renseigner dans toutes les ambassades (Canada, Argentine, Uruguay, Australie, Chili) pour voir quels sont les avantages faits aux émigrants. Situations ? Transports ? Pays d’agriculture ou autres ? Au Canada, j’ai déjà des relations possibles.
Voilà à quoi nous passons notre temps à rêver, sans oublier la fable de Perrette et de son pot à lait, car il faut d’abord sortir d’ici, et ce n’est pas fait. Mais si les faits sont inscrits dans l’avenir, ils sont inéluctables.
A part les quelques soucis que tu connais et que nous combattons par les moyens du bord, la vie est tranquille. Il semble que tout s’apaise en nous comme à l’extérieur, et si quelques forcenés ont encore l’esprit déchaîné et furieusement révolutionnaire, la grande masse du peuple semble désirer l’ordre et la paix, d’où qu’ils viennent. On voit bien ce que seront les élections, socialistes pour le moins. Je crois que les communistes ont perdu quelques chances. Par contre, le parti Blum va donner à plein. Les radicaux sont distancés. Cela ne donnera rien de bon pour la France, mais ouvrira les portes des prisons, à moins que des décisions soient prises avant les élections. On signale un retour obligatoire des juges d’instruction pour le 20 courant. Est-ce pour une répression plus active ou pour une amnistie ? La France continuera-t-elle à se déshonorer aux yeux de l’étranger ? Ou bien reviendra-t-elle à de meilleurs sentiments ? En Belgique, Degrelle, l’équivalent de Doriot, chef des Waffen SS belges, n’a été condamné qu’à trois ans de prison [aux dernières nouvelles, c’est un bobard], d’autres à 6 mois. En Angleterre, John Aymery [1] et Haw-Haw [2] sont libérés. En France, on condamne à mort, pour le moins. Ce pays est définitivement impossible pour ceux qui ne peuvent pas accepter la dictature des maçons, et autres promoteurs des Droits de l’Homme. C’est pire qu’en 93. Il faut partir, partir, partir. Aller chercher la liberté là où elle est. Dans des contrées où les mentalités sont mieux élevées.
Je suis devenu ici terriblement Chrétien. Tu ne me reconnaîtras pas. Une crise comme celle-là change un homme. La vie n’a plus le même sens. S’il existait un ordre monastique qui me convienne (il n’y en a pas, car je ne suis pas chrétien ritualiste), j’y entrerais. Mais c’est tout comme. Le monde ne peut être transformé et sauvé que par une élévation totale de la pensée et des actes, au-dessus des passions, des préjugés, et du matérialisme abject. C’est pourquoi la politique ne m’intéresse plus que comme un bas instrument, malheureusement laissé à des meneurs ignorants et barbares. Il faut reprendre les peuples par le museau, sinon ils vont aller à la catastrophe.
Voilà de bien grands mots pour une aussi petite femme. Et ma lettre n’est pas amusante. Mais je ne t’écris pas pour te distraire, mais pour te communiquer ce que je penses. Donc, reçois-là comme elle est. Et je ne pense pas que tu ne sois si malheureuse. Embrasse le gros garçon. Dis-lui que les promesses seront tenues en temps utile. Ne m’envoie plus de limes à ongles jusqu’à nouvel ordre. J’en ai ma cargaison, et laisse-toi embrasser avec l’affection que tu sais. Merci pour les bons et beaux colis. Tout est parfait. J’ai fini ma pièce. Elle sera prête à la fin de ce mois.
J
PS. Pour certaines raisons, tout ce que tu as à faire est urgent (3 mois), surtout le journal, mais aussi le reste. Note qu’après, il y aura la nouvelle pièce qui urgera plus que tout le reste. Profite un peu de tes vacances pour me rendre ce service. Et merci d’avance. As-tu par hasard relevé le n° de la machine à écrire qu’on a réquisitionné chez toi ? Tâches de trouver du « flocon d’avoine Buittoni ». A mettre à la place des farines habituelles. Un morceau de savon, SVP.
[1] John Amery, exécuté le 19 décembre 1945, fut le fondateur du Britisches Freikorps SS qui combattit aux côtés des Allemands sur le front russe.
[2] William Joyce, surnommé Lord Haw-Haw, est un homme politique et journaliste américain d’origine britannique. Militant fasciste, il devient pendant la Seconde Guerre mondiale un propagandiste de l’Allemagne nazie, chargé des émissions de radio en langue anglaise. Capturé à la fin de la guerre, il est exécuté en 1946 pour haute trahison.