JM à JR (Fresnes 45/06/04)

 

Lundi 4 juin 1945

Ma petite fille chérie,

Bien reçu toutes tes lettres. Merci. Re-merci surtout pour le colis d’aujourd’hui dont j’ai déjà goûté les saveurs à tel point que j’écris en suçant un bonbon américain que m’ont glissé tes délicates attentions. La vie est belle quand on a le goût du cassis dans la bouche. Merci aussi pour le savon.

Pour les colis, les œufs tiennent bien huit jours, les saucisses aussi, le jambon aussi, mais la viande doit être envoyée plus fraîche (dis le à ma mère car tout ce qui vient de toi est fort bon). Dis lui aussi de mieux envelopper chaque morceau de viande dans un papier sulfuré. Je n’ai pas de garde-manger, et j’ai des difficultés pour mettre les aliments à l’abri surtout pendant ces chaleurs.

Plus de bouillons Kub jusqu’à nouvel ordre. SVP. J’en ai une importante provision. Ce qui me fait le plus plaisir ce sont les aliments qui se conservent huit jours (pâté, saucisse, œufs, viande fumée, etc… sauf celle qu’on absorbe immédiatement. Que ma mère comprenne bien que ce qui compte dans le colis ce n’est pas la nourriture qu’on mange le jour où on le reçoit, mais celle qu’on a pu garder jusqu’à la veille du prochain envoi. A part cela ne vous tourmentez pas toutes deux. Tout va fort bien de ce côté.

Du côté moral, que te dirai-je ? Que je suis animé d’une inébranlable confiance comme tous ceux qui ont les yeux fixés au delà de la vie, par delà les contingences et qui se foutent du tiers comme du quart pourvu qu’ils soient en paix avec leur conscience. Il se peut qu’on se soit trompé. Mais qui ne se trompe pas ? Qu’on ait été trompé, mais quel est l’homme d’un quelconque pays qui puisse se vanter d’avoir toujours eu raison et que la tentation n’ait jamais atteint ? Mais dès que de bonne foi, on reconnaît son erreur, qu’on tâche d’expliquer pourquoi on fut dirigé ainsi, quels furent  nos motifs, tout s’éclaire et il faut simplement prouver qu’on tâcha d’agir le mieux possible avec le plus de franchise et de loyauté qu’on pût. Pour le reste, si l’on connaît quelques violences, qui n’en connaît pas ? J’attends de pied ferme le saint qui osera me jeter la première pierre. Je lui répondrai par une verte semonce de bénédictions.

Nous avons ici de quoi passer la vie dans l’attente, la patience et le travail. Je viens de terminer un des ouvrages que j’avais entrepris. Pour différentes raisons, je ne demanderai pas encore au juge de te le communiquer, car je préfère attendre un peu pour le relire (et puis j’ai l’espérance secrète de te le porter moi-même, dans quelques mois, car si l’on regarde attentivement l’avenir, on ne pense pas que la situation actuelle puisse durer très longtemps. Nous avons pas mal d’indices qui nous permettent d’espérer une prompte amélioration pour le pays tout entier car cette pauvre sacrée France subit des épreuves inimaginables et il est dégoûtant de voir que n’importe qui se permet de prendre des responsabilités sans avoir la compétence qu’il faut pour les assumer.

Voici un sujet bien aride et beaucoup de grandes phrases pour quelqu’un qui préférerait sans doute moins de discours et plus d’amitiés affectueuses, voire d’affections amicales, bref d’affectuosités amies, d’amabilités affectionnées. Patience ! Patience ! Le printemps n’est pas fini, et les beaux jours reviendront.

Il me semble que tu es très occupée avec des tas de travaux. J’espère ne pas t’apporter un surcroît de labeur trop grand. La secrétaire de Me Floriot ne m’a pas encore passé le rapport. Je crains qu’elle fasse un peu trop attendre Mr Olmi[1], mais comme il n’a pas l’air de réclamer, patientons. Quand il manifestera son impatience, il verra que j’ai depuis longtemps terminé le premier travail qu’il désirait. Quant à la suite, il faudra attendre, mais il me semble que rien n’a l’air d’être pressé.

La vie parait-il est de plus en plus chère au dehors ! Les gens sont-ils contents, inquiets, boudeurs, je m’en-foutistes, qu’est-ce qu’on dit ? J’ai un peu l’impression qu’on parle pour ne rien dire et qu’au fond, on ne sait rien. On me dit aussi que le désordre s’accentue. C’est normal. Quand le désordre est dans les esprits, il apparaît sur la place publique.

Baisers très chers, le courrier passe, il faut que je termine.

J

PS. Arranges-toi avec ma mère. D’ici peu de temps j’essayerai d’obtenir qu’elle vienne seulement tous les quinze jours. Tu pourras venir avec elle. Ne lui en parles pas. J’arrangerai cela.

[1] Achille Olmi, Juge d’instruction