1934 : Jean Mamy rencontre ma mère ?

Dans sa lettre hebdomadaire à ma mère du 24 septembre 1945, Jean Mamy lui décrit un scénario « imaginaire » d’une rencontre entre une jeune fille de 23 ans qui en parait 18 avec des indications de lieux si précises (rue des Mathurin,s boulevard Diderot…) qui ne laissent que peu de doutes sur la première rencontre avec ma mère.

Celle-ci étant née en 1911, il devient plus que probable que leur relation date de 1934.

Le lecteur appréciera :

   Pour le moral, ou l’intellectuel, ou le sentimental, ou le métaphysique, ou le philosophique, nous aurions de quoi écrire un livre, une série de volumes, une encyclopédie, peut-être consacrée au seul personnage de Jeannette qui, à elle seule, est tout un monde.

   Et pourquoi pas ?

   Suppose que je commence un roman : une jeune fille. A-t-elle dix-sept ans ? ou vingt-trois ? en tout cas elle ne les  parait pas, travaillant dans un bureau du septième étage de la rue des Mathur… non… d’une rue quelconque.

   Un jour (description du bureau, description de la rue, du café d’en face, de la concierge, de la boule d’escalier, du juif d’en bas, du contentieux d’en haut).

   Retour à la maison du boulevard Did… ou de la rue Untel. Famille. Suspension. Salle à manger. Chambre jeune fille. Cosy Corner. Photo du capitaine Fonck (pourquoi Fonck hé ! hé !). Vie sentimentale. Point d’interrogation. Elle fait du violon le mardi. De la machine à écrire. De la sténo.

   Elle fréquente les chanteurs. Préférée d’un gros artiste de l’opéra. Nom italien. Bel canto. Prestige. Beaucoup d’élèves. Quelle célébrité ! [2]

   Petite fleur bleue dans mondanités (description hôtel particulier. grand piano, grand escalier, femme de chambre, vieille demoiselle). Jeune homme déjà marié, un peu bohème, même trop. Une femme en passant. Comme les fleurs des champs. Celle-là est-elle plus jolie que les autres ? Les yeux plus bruns, le nez plus petit, l’air plus vif ? S’attache-t-elle ? Que pense-t-elle ? Aventure ? Une fleur en passant.

   Au septième étage de la rue des M…., les instants sont grands, quand les cœurs battent de plaisir. Un point c’est tout. Un point à la ligne. Et on recommence.

   De fil en aiguille, de mois en années, de fleur en passant à d’autres champs, à d’autres instants, voici le moment où l’on prend des habitudes, où l’on s’attache à la source qui, fraîche ou brûlante, secrète de l’eau vive, de l’alcool brûlant ou du sang précieux. Hé hé ! Voila-t-il pas que l’hirondelle est prise au nid, apprivoisée, qu’elle revient fidèle, acharnée, passionnée. Coup de becs, coups d’ongles, coups de crânes (grande description du petit appartement en face d’un grand jardin). Longues soirées. Courtes visées. encore une fois, un cœur qui bat sans savoir pourquoi.

   Sait-elle pourquoi ? N’en sachons rien. Mais dès cet instant où il bat, il ne faut plus lui faire de peine. Juste assez pour l’éprouver, pour savoir qu’il bat pour de bon, car sinon, ce serait comédie, or l’amour est toujours tragique, lyrique, grandiloquent, mirifique. Et puis, elle est si sérieuse, quand elle joue du violon.

   Un jour (la vie est comme ça) poussée de vie. Voila t’il pas qu’il passe dans l’air des anges qui veulent un jour devenir violonistes. Pourquoi pas ? Nous avons tous le devoir de fournir les orchestres musicaux. Plus il y a de musiciens, plus les chœurs de l’infini seront complets (grande description de la conversation, avec une barbe importante, rentrée mais présente). La vie est sérieuse quand il s’agit des tout-petits. Et des grands aussi, qui sont si petits.

   Et voila le roman presque terminé dans sa première partie. Le deuxième livre sera pour demain. Dans dix ans nous écrirons la suite. Que sera-t-elle ? Nul ne le sait. Mais ce qu’on sait c’est qu’elle aura des ailes, que les larmes seront compensées par des baisers. En faudra-t-il pour effacer tout le passé.

J

[1] Il s’agit de Lucien Muratore, ténor à l’opéra de Paris, dont Jeanne Roux a été l’assistante dans son école de chant (Note de FGR)