Lundi 15 avril 1946
Fillette chérie,
Alors vraiment, tu veux bien habiter avec moi ? Mais pour l’instant je n’ai que ma poche gauche à t’offrir. Pas très grand, pas très large. On n’y voit guère. Par contre on entend de là le battement sourd de ce qu’on appelle un cœur puissant, qui peut-être bien l’amour, ou bien la marche rythmée d’un Dieu qui s’avance dans la nuit. Que va-t-il apporter au matin, cet inconnu ? Les mains pleines de présents, les yeux chargés d’embruns ? Ce n’est pas l’heure des devinettes, mais de la patience. Pas de projets. Pour l’instant, tu es là sur ma table emprisonnée derrière un papier mat, et tu souris à gauche, dans le vide, avec des reflets de projecteur dans les yeux, la tempe mangée par un phare électrique, et le cou plein de promesses d’ombre. Pour l’instant, je récapitule sur mes doigts toutes les raisons qu’on a d’être heureux de vivre, raisons immatérielles, raisons déraisonnables ; raisons de ciel pur, et j’en trouve plus que mes doigts peuvent compter.
As-tu commencé à taper les B. d’O. ????? Si je m’écoutais, si je me laissais aller à mon impétuosité, je mettrai des points d’interrogation jusqu’au bout de la ligne ????? Tu vois que la chose est très, très, très sérieuse. Sais-tu ce que c’est qu’un désir de poète ? Non ? Oui ? Ne bouge pas dans la poche gauche. L’agitation est déraisonnable. Je suis sûr que tu as déjà pensé à tout. Tu devines, toi. Pas besoin de t’expliquer plus avant.
J’ai peur de t’écrire des lettres trop nourries d’une substance idéalisée. Je m’explique. Tu m’as semblé si gourmande de prose amoureuse (j’oserai dire maritale) que j’ai un peu l’impression d’une jeune personne qui se gave de gâteaux. Mots en sucre. Miel d’amour. Prose de candi. Me prendrais-tu pour un confiseur ? Dois-je être le fournisseur de ton insatiable tendresse ? Inépuisable don de soi-même. Tu es beaucoup trop gentille pour qu’on te fasse le moindre chagrin. Et puis, j’aime beaucoup faire des sucreries. Vraiment, mes mots te font plaisir ? À condition qu’ils ne soient pas que des mots. Et si je ne disais plus rien ? Pour voir ta pâleur ? Ou ton œil interrogatif ? La terre n’en tournerait pas moins rond, et l’univers n’en serait pas moins complet. Est-ce que notre amour ajoute quelque chose à quoi que ce soit ? Évidemment non —et oui— car il n’y a pas de jardin sans fleurs, pas d’arbre sans fruit. On ne peut pas se complaire dans la stérilité.
Il est très beau ton gosse —le nôtre—Frédé—ton—mon— Il est très gentil —mon—ton— Tu ne regrettes rien, n’est-ce pas ?
J’ai de grandes réflexions philosophiques qui me montent au nez (et il est grand) depuis la séance de samedi. Mon Dieu ! Que les hommes sont méchants et bêtes !!!! Mais comment peut-on être si mauvais !! Je n’ai jamais vu pareille dégoûtation. Je crois que le juge était écœuré. Aussi, la tête sur mon coude, depuis, je savoure des textes bibliques ou fais des vers comme on boit de l’eau pure. Tu es aussi mon eau pure. Tu fais partie de mon ciel —à condition que tu sois tout à fait transparente. Toute simple. Ingénue. Avec des moues. Voulant te cacher dans le placard. Ah ! qu’on est bien derrière la porte. Avec un chapeau. J’aimais beaucoup ta robe grise, et ta tête douce. Tu sais que la prochaine confrontation est le 4 mai. Au train dont vont les choses, je ne pourrai guère passer avant décembre. De cette année, ou de l’autre ? D’ici là, la terre a le temps de changer de figure. Et les hommes d’idées.
Tu as raison, viens sans ma mère, au parloir. Et ne pense à rien. Pas de jalousie. Il n’y a personne dans ton ciel qui puisse te gêner. Les paradis n’empiètent pas les uns sur les autres. Chacun a toute la place chez soi. Et quand on est bien élevé (au sommet de tout), on a le sentiment de l’illimité. Ainsi, fort souvent —voire toujours— je n’ai plus l’impression de vivre dans un espace étroitement clos, mais dans la plus totale liberté, celle qui protège de tous les coups, et permet, au contraire, d’asséner de terribles chocs aux monstres qui tente de vous empoisonner la vie (bien qu’en réalité, il n’y ait pas de monstres).
17h : Journée bien passée. Reçu colis. Magnifique. Les fleurs sont splendides. Je les couve. On est allé me cherché de la terre. Deux immenses jardins dans deux vieilles boîtes de conserves.
J’ai défait tes petits paquets comme j’ai défait ton amour qui est enclos dans chaque bout de ficelle. Tous les mots qui sont inscrits sur les papiers sulfurisés sont autant d’aveux : lard de Bretagne, Saucisse, mouton, méta, crochets X… Tu m’en as raconté des choses cette semaine. Et tu fais bien les bâtons et les lettres majuscules.
Comme les amours majuscules, comme les enfants majuscules. Frédéric a l’air napoléonien. C’est un solarien de grande puissance.
Je me prive violemment du plaisir de dîner pour continuer cette lettre si pleine d’un crépuscule chaud, d’une tiédeur de printemps qui accable les roses, et fait palpiter les pensées (tu voudras bien à chaque fois mettre une étiquette sur les fleurs, car il en est que je ne connais pas : primevères ? Je crois que c’est ça ? Faut-il beaucoup d’eau ?).
La porte vient d’être violemment heurté et le facteur a hurlé mon nom. C’est une lettre avec un attendu de jugement. La lettre vient d’une personne folle… de joie, de printemps, d’espoir, de patience. Elle contient des fantaisies mignardes. Elle proteste de son innocence absolue. Elle se défend de toute jalousie. J’ai chaussé ma barbe des grands jours radieux —jupitérienne—invisible—et moïsiaque— Et j’ai sentencieusement approuvé in petto, sans bouger un cil, comme il sied à un magistrat éprouvé.
L’après-midi de samedi a été tumultueuse, mais bonne. J’ai eu en perspective d’autres choses intéressantes, car on vient de m’annoncer de grandes choses à décharge, qui éclairent d’un jour singulier la collaboration. Il apparaît que les plus grands collabos étaient des agents doubles qui entraînaient de pauvres naïfs dans leur mouvement pour des besognes internationales. Bravo. Nous plaiderons notre cause de lampiste avec la meilleure humeur possible.
Fillette, Ô fillette pleine de fleurs, de promesses, de souvenirs, présence devinée, ressentie, guerrière qu’on voit de loin à travers les pierres tendres et dont on sent la main sur le front, quand la cellule se remplit de lumière, je baise le bout de tes doigts précieux derrière l’ambre et l’ivoire des figurines asiates, comme les pétales qu’on effleure d’un regard, et puis sans crainte de te casser trop, je t’embrasse avec un ample mouvement respectueux, voire fraternel, en attendant le moment de tous les triomphes intimes.
J.
PS. Des plumes, des enveloppes. SVP. Et de longues lettres écrites menues.