Dimanche 15 décembre 1946
Ma chérie,
Je viens de lire ce matin d’excellents textes de Montherlant qui n’aime pas les femmes. Comme je le comprends. Il les trouve sentimentales, bêtes, préoccupées par des choses superficielles (le goût de plaire, celui de se « maquiller », de séduire, d’attirer dans des filets de bassesse), inutiles, maladives, tout juste bonnes à faire des enfants, mais pas plus. Autant je suis Montherlant dans sa conception de la « hauteur » de la vie morale, autant j’ai failli prendre ma plume neuve pour lui dire que s’il avait raison en ce qui concerne toutes les femmes, il avait tort en ignorant qu’il existait pour le moins une exception. Ce que c’est que ne point t’avoir connue. J’ai moi aussi le mépris le plus total pour routes les petites fadaises féminines qui ne sont pas à la hauteur de cette grandiose et cruelle époque où nous vivons naufrages et triomphes, beautés et massacres, où une civilisation meurt pour accoucher d’une barbarie qui donnera plus tard le magnifique spectacle d’un ordre nouveau, mais Jeannette est un de ces refuges que nous avons « virginisé » à notre gré, et je ne permettrai pas qu’une méchante voix s’introduise en moi-même pour y attaquer l’image que nous nous faisons d’elle, qui est la vraie. Non point imagination, mais découverte. Non point personne superficielle, fabriquée par le monde, mais sauvage petit être, pénétré de sa mission particulière, ayant par instinct reconnu toutes ses propriétés, comme ses amis, comme son amant, comme son droit chemin, et ne souffrant pas qu’on ne la distingue point. Si je t’ai cherchée, c’est qu’il le fallait bien. Je ne suis à la découverte que de vérités essentielles. De même que nos goûts s’affirment pour les objets où l’art intervient de plus en plus pour dominer toute matière, de même en amour la personne suit nos efforts ou non. Nous ne pouvons avoir que l’équivalent de notre effort. Je ne puis chercher l’absolu et trouver la laideur. Si tu es si jolie, corps et cœur, c’est qu’il m’apparaît à moi seul que tu es la sainte de mon chemin. Tais-toi. Tu ne sais pas à quel point tu es charmante. Je puis te le dire car tu n’as pas d’orgueil. J’ai complètement brisé ce qu’il en restait. Accepte mes compliments comme une pomme ou un verre d’eau.
Je ne suis point exalté mais enthousiaste. Sais-tu que je porte sur toi le jugement le plus sévère. Tu peux être certaine que je ne t’épargnerai en rien. Ainsi fait-on de ceux qu’on aime. Si le sculpteur attaque la pierre au ciseau, c’est qu’elle est solide. Les liaisons superficielles sont du plâtre à gâcher. Esquisse. Je vais avec toi tailler en plein marbre. Tu es d’une pâte à chef-d’œuvre. Reste pure. Du reste, tu ne peux point faire autrement.
Tu ne m’écris pas le centième de ce que tu penses. Non pas que tu ne saches point. Non plus par paresse, mais par discrétion. C’est un tort grave. Je saurai tout comprendre. J’aimerai tout ce qu’il faut que je sache de toi. Tu ne peux te refuser à l’affection qu’on te porte. Il faut te montrer au soleil. On sort son âme comme ses muscles, non pour le plaisir des autres, mais pour se faire dorer. Dorer. Adorer. Veux-tu bien me dire les mots qui te racontent. Laisse échapper de toi ce qui doit mûrir. Ne crains point d’être vide. Les mains pleines sont celles qui s’ouvrent. Naturellement j’aurais voulu te voir jeudi. Mais las ! Ce sera pour jeudi prochain. Ordre formel. Téléphone à ma mère pour l’en prévenir. Qu’aucun obstacle n’intervienne. Et vient de bonne heure. Si l’on se présente après toi, tant pis. Mais l’on ne se présentera pas. J’ai dit ma volonté. Notre volonté. La volonté de l’absolu. Nous ne dépendons point de nous-mêmes, mais de la vie. Elle nous oblige à monter. Tu seras la femme d’une expérience très haute, rare. J’épouserai en toi tout ce qui doit germer encore, comme tout ce qui est arrivé à terme.
Je vois maintenant la vie avec d’autres yeux. Les épreuves nous blindent. Infiniment plus fort qu’il y a deux ans. La méditation produit ses fruits. Couvent ou prison sont mêmes choses pour l’homme. Il s’agit de briser en nous la vulgarité. Ce faisant, nous nous séparons de la société qui ne peut que nous haïr de plus en plus. À éprouver le monde, on s’en écarte ou l’on en meurt. Nous ne vivrons pas en sauvages, mais nous ne toucherons l’univers qu’avec des précautions de Peau Rouge. Ce n’est pas par ignorance, mais par expérience qu’il faut se refuser à subir une civilisation machiniste. Seul moyen de la dominer. De même, nous nous refuserons aux exigences fausses de tout mirage de nos petites sentimentalités exaspérées, ou émollientes. J’exigerai beaucoup de toi, comme de nous, pour pouvoir te donner beaucoup. Et la place où je te mets sera très haute. Et je prendrai garde que tu t’y tiennes confortablement, que tu y vives à l’aise, que tu puisses y trouver leur régime d’air rare qui te convient. Il ne s’agit pas de me suivre (j’ai horreur des toutous) mais d’apprendre à ouvrir tes ailes, à briser la gangue de timidité qui étouffe l’âme sous les préjugés personnels, de devenir la princesse qu’on est, l’être noble qui foule aux pieds la terre avec le dédain aimable qui convient aux natures fortes.
Voici que nous ne sommes plus dans le rêve, mais dans la réalité potentielle. On est digne de son destin le plus haut quand on sait reconnaître en soi la vie qui s’élance à l’infini et vous oblige à tendre le cou. Petite fille, vous êtes mon amie, vous saurez monter démarches avec grâce. On vous donnera la main. Vous êtes si forte déjà que vous pouvez apprendre aux autres et à moi-même comment on dure, et on lutte, et on reste vainqueur quand les démons troublent la terre. Embrassez-moi, petite amie, grande fille toute mûrie de bonheur et d’émotion. Je saurai bien vous découvrir et vous arracher à vous-même, comme une fleur de sa graine.
… Ce soir les nouvelles annoncent un ministère possible avec Moro-Giafferi [1] et peut-être une transformation radicale de la Justice. Souhaitons-en l’augure. Pour moi je continue à travailler en toute sérénité. Dans mon travail, il est compris que je cultive le coin où mon amour pour toi vit et grandit et soupèse ses chances, et se réconforte. Il espère. Il patiente. Il arrache à la terre les mots qu’il faut pour te faire vivre. Dors bien.
Lundi.
Bien dormi. Bien réveillé. Bien reçu colis. Tout parfait. Veux-tu dire à ma mère (et il ne faut pas t’enfermer dans la tour d’ivoire charmante : « nous deux » ! Tu prendras vis-à-vis de ma mère une position de plus en plus officielle) qu’elle oublia mes recommandations de jeudi surtout en ce qui concerne la saccharine. Ce n’est pas un reproche, grands dieux ! Je sais qu’on fait l’impossible pour moi et suis reconnaissant au-delà de toute limite de tout le dévouement dont elle fait preuve. Mais si elle en possède, qu’elle m’en mette carrément deux ou trois boîtes. Je crois que la chose n’est pas si chère. Les 22 pilules pour une semaine sont insuffisantes quand on boit thé ou café quatre fois par jour. Surtout par ce froid. Donc si possible. Et embrasse ma mère pour moi. Je sais qu’elle t’aime beaucoup. Ne soit pas sauvage avec elle. Pas plus qu’avec moi. Petite sauvage ! Ah ! Sauvageonne. Tes œillets brillent de tout leur éclat. J’attendrai pour planter les dernières tulipes que ma terre soit dégelée. Pour Hippodamie, inutile d’en donner trois ex à Lieb., un seul suffit. Mais par contre lui donner le Lancelot et Gabriella demandés. D’autre part, tu vas avoir d’urgence une version définitive des poèmes. Le dossier sera donc complet. Il n’y a que quelques pages à retoucher. Ensuite, parce que tu as été très gentille, je te promets un gros six, gros baiser, et aussi une grosse surprise : un nouveau travail très important. En as-tu de la chance !
Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais libéré et que je prenais Frédéric dans mes bras pour lui apprendre beaucoup de choses, en particulier à n’avoir pas de caprices avec ta main avec sa mère. Caprice ! Qu’est-ce aco ? Veux-tu bien me corriger ce moutard et lui apprendre à marcher droit. Est-ce que nous avons des caprices nous autres ? Il ne faut pas en faire un chien couchant, mais pas une chèvre non plus. Ne soit ni faible, ni agacée avec lui. Un enfant se dresse par la patience, avec la plus douce, mais la plus inexorable fermeté. Il ne faut jamais lui céder rien de mauvais. Jamais ! Sinon tu le fais dévier de sa route. Et ce qui est bon est tout ce qui développe sa véritable nature. La première leçon à donner aux enfants et celle de la politesse, de la plus haute, la plus déférente politesse, et de la modération. Ne supporte pas les criailleries ni les impatiences. Réagi. Et surtout que cet enfant ne vive pas trop entre des jupes. Les femmes sont toujours trop faible ou trop nerveuses. Mets-le au jardin d’enfants, qu’il y trouve des camarades. La vie s’apprend en se rodant sur tous les cailloux de la route. Développe surtout son caractère avant de le combler de câlineries. Que la douceur soit la récompense de son obéissance. Il n’est pas trop petit pour comprendre. L’intelligence n’a pas d’âge. Tu seras une magnifique maman.
Voici la fin de l’entretien. Aussi bref que les jours ou l’on s’embrassait derrière la porte d’une armoire en fer ou dans le couloir d’un cabinet. On tâche d’y mettre tout le raccourci d’un amour. Dans un baiser tout vient. C’est une fleur éclose et une semence à la fois. Je ne veux pas penser trop à tout ce que je voudrais faire de toi. Je veux simplement me réjouir que tu sois là, ma tête contre la tienne.
J.
[1] D’origine corse, Vincent de Moro-Giafferi (1878-1956) est reconnu comme l’un des grands avocats français. Il a entre autres défendu Landru, Dieudonné, accusé d’être de la bande à Bonnot en 1913, ainsi qu’Eugène Weidmann et le militant communiste bulgare Georgi Mikhailov Dimitrov, l’un des auteurs prétendus de l’incendie du Reichstag de Berlin dans la nuit du 27 au 28 février 1933, s’en prenant directement au maréchal Hermann Goering qui tentera de le faire arrêter par la Gestapo au début de la Seconde Guerre mondiale. En 1946, il est député de Paris sous la Quatrième République pour le Rassemblement des Gauches Républicaines. (note de FGR)