Dimanche 13 avril 1947
Ma chérie,
Pas beaucoup reçu de lettres de toi cette semaine. Je suppose qu’elles sont en route (et je les ai mises au pluriel). Vois comme je te fais crédit. Probablement que tu n’avais rien d’autre à me dire que les mots que j’entends tous les soirs et tous les matins et qui sont des plus doux. Car je les entends, comme tu entends les miens. Les entends-tu ? Il faut savoir écouter si haut qu’on entend tout le ciel.
J’ai reçu convocation pour jeudi. Mystère ? Le dossier serait-il revenu chez le juge ? Est-ce pour un témoignage ? Supplément d’enquête ? Comprends pas. Plutôt ne me dit rien. J’aimerai être fixé. De toutes façons ce ne peut être bien grave. Mon dossier est assez complet. Il ne saurait être surchargé. Je pense qu’il s’agit d’une affaire qui m’est étrangère.
As-tu des nouvelles nous concernant ? Non. Sinon tu m’aurais écrit. Je pense que si l’affaire était grave tu m’aurais envoyé un pneumatique. Or, n’ayant rien reçu je dors tranquille. Comme toujours.
D’autant plus tranquille que les évènements tournent bien. C’est-à-dire que le monde va vers un bouleversement fameux. Ce que je te prédisais pour l’année dernière est simplement retardé de quelques mois. Mais l’inévitable va se produire. Il faudra agir vite. Ne t’inquiète pas pour moi. Tout est prévu par la Providence pour ceux qui ont encore à vivre ici-bas et à accomplir ce qui est marqué. Je n’ai rien à craindre. Nous sommes tous destinés à de hautes tâches. Toi à faire des enfants et à collaborer à l’édification d’un grand œuvre (social, artistique, littéraire, métaphysique, commercial, politique…) et moi à t’aider à aimer toute cette famille… et moi en particulier (pas plus mais pas moins que les autres…). Et, au fond, pourquoi pas plus ? C’est-à-dire autrement. Est-ce que tu seras maternelle avec moi ? Me comprendras-tu parmi tes enfants ?
Je commence à en avoir assez de l’expérience actuelle. Souffrir pour ses propres gaffes, d’accord. Ce n’est que justice. Mais supporter indéfiniment les défauts, les exigences, les volontés, les persécutions des autres, me semble indigne d’un homme libre. J’espère que toute cette monstrueuse accusations qui pèsent sur chacun de nous va se pulvériser et que nous retrouverons au grand jour notre place d’honnête homme dans un pays équilibré et sain (sera-ce celui-ci ?)
La journée fut belle. Le soleil est radieusement printanier. Mes tulipes sont épanouies. Autant que nos trois camarades graciés qui sont remontés à notre étage et qui dorment mieux ce soir. Il semble que nous allions vers un apaisement. Floriot est parait-il venu cet après-midi, mais il ne me demande jamais. Il est vrai qu’il a beaucoup de clients et que notre affaire n’est pas pressée. Puissions-nous gagner le temps de justice plus sereine. Il est vrai que cela dépend de nous. L’homme voit ce qu’il croit. Et si j’ai tant de justice et de pardon en moi, faudra-t-il bien qu’elle éclate partout.
J’ai peu travaillé cette semaine aux ouvrages en cours. Gabriella sommeille attendant les dernières retouches. J’ai lu un peu d’histoire romaine pour trouver des sujets : un seul à retenir, mais qui n’est pas encore précis dans l’esprit. Dans L’Histoire des religions, quelque notes vagues, peu de légendes. Je m’intéresse de plus en plus à la chevalerie. Tâche de me trouver un recueil de légendes. Et comme tous les chevaliers ont leur dame, soit bienheureuse et souris à ta fenêtre sous ton hennin. Il y eut des chevaliers prisonniers qui ne désespérèrent point, à qui on fit grâce, et qui retrouvèrent leur foyer. Il y eut des épouses récompensées de leur attente. Il y eut des filles dont le cœur battit un jour pour le retour et pour la joie de leurs amours. Tout est merveilleux dans le paradis de nos patiences. Il y a des enfants blonds qui connaîtront les genoux de leur père.
Plus tard je te raconterai de prodigieuses histoires. Toutes contes de fées. Elles existent, les fées. Ce sont nos marraines, nos vertus. Elles nous donnent dès le berceau les rayons de joie avec quoi nous jouons dès l’enfance. C’est une fée qui m’accorda jusqu’à mes seize ans un grand jardin rempli de recoins, de treilles, d’arbustes, de parterre, de ruchers, de plans d’asperges, de tonnelles et de noisetiers où faire jouer les muscles de mes envolées premières. J’y jouais de la guitare en cravate lavallière. J’y jouais aux boules (données par les fées) avec mon vieux grand-père (qui était aussi un cadeau du ciel) et ma maman de l’époque qui était celle d’aujourd’hui, mais toute jeune, m’y appelait avec des cris de fée amoureuse. Tout le monde de mon enfance a été fourni, selon l’ordre reçu, par le désir de la fée : ma tante, ma grand-mère (qui avait peur des vaches pour que je puisse en rire), la fermière qui buvait trop, la fillette paralytique qui jouait aux osselets, le chien berger qui m’a mordu parce que j’avais désobéi à la fée. Les fées m’avaient donné un grand panorama de montagnes au-dessus d’un lac fameux et je passai là mon temps à brûler à la brise ensoleillée et mâchonner des œillets sauvages. Et le soir les fées nichaient sur tous les sommets qui se coiffaient d’ombres et de spectres, et dans tous les feuillages tordus des arbres que mange la nuit. Elles allumaient des vers luisants dans le jardin, soufflaient un papillon vers la lampe à pétrole, faisaient se tordre douloureusement la flamme des bougies et m’encourageaient à affronter les araignées. Dans le vestibule de notre maison, deux vieilles statues de plâtre de Pétrarque et du Tasse encadraient une tête de héron qu’un de mes cousins avait tué à la chasse. Encore un cadeau des fées. Qui sait ce qui peut se passer dans les yeux morts des poètes blancs quand ils dorment dans l’ombre près du placard aux confitures. Les mouches prises dans la journée grondaient encore sous la cage de verre avec une ou deux guêpes corsetées comme des corsaires barbaresques. Mon livre de chevet, Le Robinson suisse, étalait des images d’île enchantée : troupeaux de buffles, girafes et boas. La famille des naufragés nichait dans l’arbre qu’elle appelait Falkenturst, puis dans la grotte de sel (Zeltheim) et construisait une pinasse !!! Les fées me faisaient découvrir la terre. Une île déserte est le repos splendide de l’esprit qui veut échapper au monde du petit village de sorciers et de cul-terreux, dont les mauvaises fées ont croché les mains et qui rationnent en comptant leurs sous de cuivre. Je n’ai vécu pendant les années de jeune sève que parmi les fées.
Et je continue. Si tu veux je te raconterai (comme tu ne la connais pas si bien que moi) les nuits et les soirs et les matins où dans un recoin de Paris, près d’un jardin fameux, je trouvais devant moi une certaine blonde qui m’apporta l’étrange parfum d’une innocence pieuse. J’avais orné ma maison pour la recevoir avec des offrandes précieuses, des élans subtils tempérés par l’adoration d’une boîte sculptée, la bienveillance d’une aquarelle délicate. Elle s’offrait à ma puissance comme une épouse conquise, et je n’osais trop lui demander son secret, par crainte d’entrevoir des champs trop vastes où ma rudesse aurait échoué. Mais il apparaît qu’elle a plus de générosité que mon humble imagination le pressentait. Elle m’a donné ses doigts à étreindre dans mon jeu d’entrelacs et de chaleur des paumes. Elle m’a laissé écouter son cœur battre si violemment que j’ai cru à une source d’un fleuve futur. Elle m’a confié qu’elle aimait les rires d’enfant.
Dors bien mon moineau, ma fée jolie, tous les soleils et tous les bonjours, et tous les soirs de paix, et tous les rires secrets ne sont pas perdus. Nous irons jusqu’au bout de la route avec des baisers tout neufs. Un coup de baguette magique et le décor change. Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts à aimer les hommes malgré eux, et à nous aimer nous-mêmes, malgré nous. Bonne nuit. Tu es si blonde qu’on t’embrasse l’oreille.
Lundi.
Devant tes pâquerettes et tes myosotis, devant les tulipes épanouies, devant les œillets et les mimosas qui restent d’antiques lundis, devant toutes tes photos et tous mes souvenirs, devant ta lettre de vendredi reçue ce midi où j’ai senti le souffle chaud de ta douceur, devant tout ce que je sens de toi à travers ces murs et barreaux et ce ciel vibrant où la Tour Eiffel au loin m’indique le pôle de mon désir, je te jure que je suis content, rassasié pour l’heure, sauf que tout n’est qu’ombre de toi, mais déjà toi. Souffle de toi, mais approche de toi. Image de toi, mais présence de toi.
Voilà maintenant que tu te plains qu’on t’aime trop et traite mes lettres de commission rogatoire !!! La fréquentation des juges d’instruction ne me vaut rien. Fâcheuses habitudes. Soupçons. Enquêtes. Toujours une épée de Damoclès sur le cou. Contrôle. Analyse. Dissection. Envols dirigés. Amours d’état. Soumis au percepteur, au policier, au concierge qui est du « Parti ». Ton cœur sera pesé au milligramme. Il y a des balances qui ne marquent que le zéro et l’infini. Je suis toujours pour l’infini. Illimitable. À perte de vue. À perte de souffle. À perte de cœur. Ne te plains point un jour d’être projetée dans l’être grandiose, emportée dans le vent des sphères extraterrestres, devenue ange.
Ainsi, Frédéric s’est trouvé des ailes ! Déjà poète !
J’attends toujours un mot de Floriot pour jeudi. Je pense que ce n’est rien. Pour les colis : 1°/ Ne plus mettre de méta en aussi grande quantité, 100 bâtonnets suffisent. 2°/ Mettre de la poudre à récurer une fois toutes les trois semaines seulement. J’espère dans quelque temps pouvoir vous dire de ne plus rien mettre du tout. On liquide et on s’en va.
Nous attendons demain matin pour savoir si l’ambassadeur est oui ou non gracié. On dit que non. Encore un réveil pénible, à surmonter en patience. Je penserai à tes cheveux blonds, à nos étés passés et futurs, à toutes les promesses du ciel. Aux dernières nouvelles on espère encore.
Le soleil est si chaud qu’on se croirait en juin. Fin de journée animée. Les nouvelles courent le long des barreaux de Fresnes et les cerveaux s’émeuvent à l’idée du renouveau possible. Ainsi sont les hommes qui espèrent toujours pour demain le meilleur et qui ne se contentent point d’aujourd’hui.
Je finis ma lettre quand on frappe déjà aux portes pour ramasser le courrier. Cette journée a passé comme un éclair, un éclair de joie. Je t’ai vue à travers toutes tes pérégrinations et j’ai très bien senti quand tu étais en train de déposer le colis. C’est le moment où je pensais à un nuage si blanc, si fort, si rapide, qu’il nous emportait vers le meilleur du ciel. Sais-tu que le moment n’est peut-être pas loin où je prendrais tes poignets dans mes deux mains chaudes. Mes gros et tendres baisers.
J.