JM à JR (Fresnes 47/07/20)

 

Dimanche 20 juillet 1947

Ma chérie,

Est-ce qu’on aime davantage les moineaux le dimanche matin ? Serait-ce parce qu’ils ont le temps de venir vous manger dans la main avec plus de confiance ? Et puis tous les branle-bas des cloches, toutes les fêtes des cieux et la terre vous prédisposent à se rapprocher davantage des oiseaux qui, eux, connaissent tellement de choses, bien plus que nous autres pédestres. Ainsi, mon moineau, tu peux venir toutes les minutes sur ma fenêtre, sans que je m’éveille de ce sommeil de brute qui est la marque fatale dont la Terre voudrait nous assommer de par la volonté du père Saturne. Et mon moineau était niché dans la peau de mouton (d’Agnus Dei, d’agneau sans tâche) où je dors d’une conscience juste. Et mon moineau ne s’est pas envolé.

Tous les dimanches de l’avenir, jusqu’à ce que nous n’en puissions plus de regarder en face nos yeux heureux de tout, je t’écrirai la longue lettre de l’affection dominicale. Tu pourras la lire sur mon épaule, voir combien je m’applique, avec quel soin je réfléchis pour trouver les meilleurs termes de bonheur, combien il me faut de patience, et d’arrêts, et de commencements, et de méditation, pour que toute notre tendresse commune soit si présente qu’elle éclate comme un soleil doux et point trop brûlant, et vivifiant, et modérateur, et générateur. Il sera parfait que j’écrive ces lettres joue contre joue pour que tu sentes en même temps que le jeu de mots, le sourd bouillonnement de l’orage paisible qui s’amuse et se passionne dans ma tête solide où l’on inscrit toujours en lettres gravées, tourbillonnantes, fixes comme Croix du Sud, ou tremblotantes comme la Polaire, des mots qui plaisent, qui parlent, qui dansent, qui sourient : Jeannette, Frédéric, cheveux blonds, yeux pervers, main chatte, lèvres pures, sourire d’enfant, rire de femme, amour qui bout, cœur si tranquille, Bon Dieu en branche, moineau en sucre, en or, en perles. Ne lis pas trop vite par-dessus l’épaule. Il faut garder la surprise pour le jour où la lettre t’arrivera.

Tu es toujours présente. Il te fallait bien crier l’autre jour. Le parloir était terrible. Vacarme de hurleurs qui ne savent que se monter dessus. On apportera un téléphone secret, un alphabet de sourd-muet. Ton cœur ne battait pas trop, à en ébranler le grillage. Et pourtant, je sentais bien qu’il y avait un petit volcan quelque part, de la grosse tempête qu’on calme en marchant dessus avec des pieds de Christ.

Alors tu vas m’écrire tous les jours ? Bravo ! J’attends la première lettre demain. On verra si les promesses sont tenues. J’ai bien reçu la lettre de Philibert. Elle n’est pas si pessimiste que ça. Bien au contraire. Il annonce des tas de catastrophes. On les connaît. À force de lire L’Apocalypse, et Daniel, et Zacharie, et Jérémie, on s’y est habitué. La fin du monde ? Bravo ! On sera plus tranquille, car ce n’est après tout que la fin d’un rêve affreux et le réveil d’une conscience plus pure. Étant donné que la fin de tout ceci ne veut dire que la fin de la mort, la fin de la chair, et point du tout la fin de la vie, toujours éternelle.

Je t’embrasse sur la joue fraîche, sur le cœur tout vif. Est-ce que tu sens parfois qu’on te caresse les pensées comme un chat. J’avais un chat noir, qui s’appelait Homère, dont le plaisir quotidien était de venir se coucher sur mes épaules le soir, pendant que j’écrivais dans mon petit bureau de l’hôtel particulier où (Oh ! Splendeur !) j’abritais mes tourments dans un recoin d’Auteuil (juste avant de venir m’installer près de ce frais Jardin du Roi). Je préfère à tout prendre la rue du Jardin du Roi [1] (c’est l’ancien nom de notre bonne rue de ce sacré rez-de-chaussée, que tu connais peut-être). J’habite maintenant un premier étage aussi discret où l’on pénètre qu’en montrant patte blanche. On nous préserve à dessein des effusions trop dangereuses, et l’on nous incite à méditer sur les problèmes du monde sans doute pour pouvoir les résoudre bientôt. Nous sommes devenus très forts là-dessus.

Mon moineau, je t’embrasse comme il n’est pas possible, c’est-à-dire non avec des lèvres, ou des mots, ou des yeux, ou des tendresses, mais avec tout moi, et tout l’univers par dessus. Tu es bien aimée, bienheureuse entre toutes. Un monde entier est à tes pieds et tu n’as plus qu’à tremper les doigts dans la source fraîche, à goûter les mets délicats, à écouter les chansons des forêts, et à rire de tous tes yeux. Bon dimanche. On t’aime.

Petite fille chérie, je reçois à l’instant ta lettre de vendredi. Tu as raison de tendre l’oreille pour écouter tous les mots tendres qui viennent d’ici, car on pense à toi avec tant de précision, de hardiesse, de douceur qu’il ne se peut pas que toute cette musique souple et aimante ne soit pas le meilleur refrain de tes soirées. On te composera jusqu’à des romances. On parlera tant que tu seras couverte de mots bijoux. Et l’on se taira ensuite pour te laisser savourer l’heure d’être libre de choisir entre tous les cadeaux qu’on te fit non point pour te parer trop mais pour te montrer combien tu vaux mieux que tous les diamants du monde. C’est la femme qui donne du prix aux objets qu’elle porte. Comment pourrais-je jamais trouver le « Koh-i Nor [2] » ou le « Régent [3] » ou le « diamant bleu [4] » qui vaille ton sourire d’un instant. Car c’est la joie qui compte plus que tout un univers d’or et de bijoux et nous fermerons les yeux sur toutes nos richesses.

Je sais bien que je peux tout te demander. Je sais bien que tu obéis (comme moi mamzelle) aux principes qu’il faut pour vivre ensemble d’un pas égal. Je sais bien que tu es toujours prête à l’effort. Est-ce que moi aussi je n’ai pas pour toi toutes les volontés d’être doux, de t’aider de toute ma force puissante, de parer à tous les à-coups, de construire ce qui sera pour toi le palais ou la chaumière, mais le foyer vivant. Il se réalisera. Il est là. J’en ai le plan tout tracé. J’en connais le sentier étroit. Dans un recoin caché, mais aussi bien situé sur la montagne. À l’abri des méchants, mais non point du soleil, ni des amis, ni des menottes d’enfant.

Il faut prendre très au sérieux toutes les confidences que tu me fais. Elles sont couronnées par le cœur. C’est très sérieux que d’aimer quelqu’un. Tu n’imagines pas à quel point.

Il ne faut pas être nerveuse mais patiente, parce que tout est très bien dès aujourd’hui, comme toujours. La nervosité c’est la crainte, c’est l’illusion que quelque chose nous menace qui peut empêcher, diminuer, différer notre bonheur légitime, véritable. Cette crainte est inutile. Il faut la détruire, savoir que dès à présent nous sommes protégés, dirigés, par une Intelligence qui ne veut que notre bien. Ayons confiance. Comprenons à quel point nous devons admettre dans notre conscience tant de sécurité, tant de calme que rien d’autre ne peut y pénétrer. Je ne veux pas te voir t’agiter le moins du monde. Et quand tu penses à moi tu dois dire : il est heureux là où il est, comme il est, parce qu’il m’aime, et qu’il est partout, et qu’il sait que tout s’arrangera, que tout est pour le mieux, que dans peu de temps nous aurons la joie de reprendre la route ensemble, plus près l’un de l’autre, mais déjà liés par une telle communion heureuse que l’absence d’aujourd’hui n’aura pas été inutile. C’est une soudure extraordinaire d’une solidité à toute épreuve.

Calme le Frédéric. Apprends-lui à vivre lentement. C’est ainsi qu’on va plus vite.

J’ai pris quelques notes pour toi. Veux-tu bien pour lundi prochain m’envoyer sans faute 1 pot de colle (encore ! oui !), une cinquantaine de feuilles quadrillées perforées, format cahier habituel (indispensable, je suis en plain travail) et quelques cure-dents. Voilà. Pour le reste tout est parfait.

Mes gueules de loup sont superbes. Je les arrose au bouillon Kub !! C’est étonnant. Voilà de l’engrais inespéré.

J’aimerais que tu fasses connaissance de Mlle Meyer, la praticienne que je vois ici deux ou trois fois la semaine. Elle pourrait te conseiller utilement à propos de tout, l’éducation de Frédéric en particulier, la façon de travailler pour qu’il soit plus doux, et ce que tu dois déjà penser pour lui pour qu’il se développe magnifiquement. Nous en parlerons au parloir. Mais je lui dirai aussi de te téléphoner. Elle est si dévouée. Et c’est une personne remarquablement intelligente et simple. Je suis persuadé qu’elle te plaira. Au revoir, ma toute chérie. Je t’embrasse comme un ouragan apaisé. Il gronde encore, mais si peu qu’on en éprouve du bonheur à le voir si maître de lui. Tous mes baisers, à l’infini… et pour l’anniversaire de Frédéric ? Embrasse-le mille fois. 3 ans !!!

J.

[1] Il s’agit de l’actuelle rue Cuvier qui borde le Jardin des Plantes (Paris 5ème), anciennement Jardin du Roi. (note de FGR)
[2] Le Koh-i Nor est un diamant de 105,6 carats (21,61g) actuellement monté sur la couronne de la famille royale britannique, exposée avec les joyaux de la Couronne britannique à la Tour de Londres. (note de FGR)
[3] Le Régent est un diamant blanc célèbre découvert en 1698 en Inde. Lors de sa découverte, il pesait 426. Réduit à 140,5 carats par le joaillier londonien Harris, qui le taille en brillant entre 1704 et 1706, il est revendu en 1717 à Philippe, duc d’Orléans et régent de France. Depuis, le diamant porte le nom de Régent et il fit partie des diamants de la Couronne de France. Louis XV le portait sur sa couronne lors de son sacre en 1722, et Marie-Antoinette le portait souvent comme bijou. En 1792, le diamant fut volé avec le Bleu de France mais fut retrouvé dès l’année suivante. (note de FGR)
[4] Le diamant bleu de la Couronne de France est un grand diamant bleu acheté par Louis XIV à Jean-Baptiste Tavernier qui l’a rapporté d’Inde en 1668. Louis XIV le fait retailler puis Louis XV l’inclut dans l’insigne de l’Ordre de la Toison d’or. Volé en 1792, sa trace est perdue jusqu’à la découverte accidentelle en décembre 2007 par François Farges de son modèle en plomb qui, après des recherches historiques, prouve que ce diamant de la Couronne est à l’origine du diamant Hope apparu en Angleterre après le vol. Il reste le plus gros diamant bleu jamais découvert à ce jour. (note de FGR)