JM à JR (Fresnes 47/07/27)

 

Dimanche 27 juillet 1947

Ma chérie,

J’ai d’un côté du riz qui cuit dans une gamelle, de l’autre des morceaux de lard qui achèvent de se grillotter parmi des tomates. Le lard a tenu tout juste. Il est la dernière parcelle de toutes les viandes du colis. La semaine a été si chaude qu’il a fallut manger tout rapidement. Aujourd’hui on étouffe de plus en plus. Midi sonne. Je te suppose à des cuisines compliquées et savoureuses. La mienne est excellente et déjà raffinée. Je suis en voie de devenir bistrot. Quand les hommes se mêlent de faire des petits plats, ils n’y sont point trop maladroits. Mais pour moi, il me faut surtout des épices. Ton thym, laurier, oignons, ail… y passent chaque semaine. Ne crains pas d’en mettre trop. À propos veux-tu bien me faire envoyer de la saccharine en quantité. Ma réserve s’épuise et j’en consomme beaucoup.

Tu m’écris des lettres de plus en plus gentilles et de plus en plus longues. Encore quelques années de prison et nous nous enverrons des romans. Il faut absolument que je songe sérieusement à terminer cette expérience au plus tôt. Nous ne pouvons plus durer longtemps sur notre imagination ou notre sentiment. Il me semble que tu commences à avoir besoin d’une réalité plus proche. Ne t’inquiète pas. Elle viendra. Elle vient à grand pas.

Alors tu t’en vas dans des provinces lointaines ! Mais c’est effrayant ! Et s’il arrivait que je sorte pendant ce temps là. Tu ne serais pas là pour m’attendre à la sortie. Sais-tu que c’est très risqué. Donne-moi toujours l’adresse que j’aille te rejoindre dans cette Creuse [1] où tu vas trouver des joies champêtres. Me vois-tu apparaître au détour du chemin. Eh oui ! C’est moi ! Surprise ! N’allons pas si vite. Mais tout peut arriver. La vie est si bizarre. Elle comporte tant d’imprévu.

Je suis ravi que le Frédéric s’en aille courir dans les prés, et que tu te remplumes. Si je pouvais te passer un peu de mon superflu. Grâce à toi j’ai passé une semaine convenable qui m’a fait grand bien. Autant que possible envoie-moi surtout des conserves dans le colis (ou bien viandes et lard salés). On ne garde rien.

Alors, je te verrai le 31. Bonjour. Déjà bonjour. Déjà dix sourires. Déjà toutes les amabilités. Tu vas voir comme dans la cage je serai un fleuve de tendresses et de réjouissances.

Je ne t’impose pas du tout Mlle Meyer. Je ne t’impose rien du tout. Tu es la personne la plus libre du monde. Tu as le droit de faire toutes les bêtises comme toutes les bonnes choses. Et si tu ne veux rien apprendre du tout, de tout ce qui t’ennuie, je serai encore là pour t’aimer autant et pour intervenir le jour où il le faudra. Quand tu auras besoin d’un peu plus d’affection, je serai encore là. Ne crois pas que je sois un conseiller bougon, ennuyeux ou autoritaire. Je sais bien ce que je veux. Tu ne seras pas mon esclave. Tu ne seras pas terrorisée par un compagnon revêche et moyenâgeux. Et je pense bien t’accorder toutes tes satisfactions légitimes. D’autre part je sais que tu ne veux rien d’autre que m’aimer et me faire plaisir. Nous nous entendrons très bien. Nous ne nous disputerons jamais. Nous serons toujours d’accord. Nous chercherons toujours le meilleur. Notre vie sera une harmonie parfaite. Tu seras la douceur et je serai la force. Et comme celle-ci réside dans la patience, je serai aussi la douceur. À nous deux nous réunirons toutes les qualités du ciel, que tu as déjà toutes. Ce ne sera donc qu’une addition. Ou plus, une multiplication. Tu n’imagines pas que nous allons épouser l’un et l’autre nos défauts respectifs. Il faut se parfaire pour entrer par la petite porte, et j’ai décidé de me soumettre en tout au meilleur, et au plus admirable, et au multi-merveilleux, et à l’étonnamment simple, et autres chose. Embrasse-moi aussi fort que tu peux. Tu n’arriveras pas à épuiser tout le flot de tendresse qui coule de ton désir. Je te permets d’être aussi dévouée que tu voudras à notre bonheur commun.

Si je vous le disais pourtant que je vous aime. Qui sait, blonde aux yeux gris, ce que vous en diriez ?

Et si je ne vous le disais point, vous en diriez bien davantage.

Et bien, je vous le dirai pour juger de l’effet. Je me recule. Fronce l’orbite. Scrute votre parleur. Muette, écoute le tic tac d’un cœur qui ne sait où se mettre, regarde les lèvres s’agiter autour des dents serrées de plaisir, ou de désir, et tu aperçois que le temps est plus beau que je ne l’espérais. Qu’il fait donc tiède les soirs de grands aveux, les soirs illuminés par l’ardeur du charbon… et les soirs aux couchants de vapeurs rose… Que ton sein m’était doux. Que ton cœur m’était bon. Nous avons dit souvent d’impérissables choses. Il y a quelque part dans la prison un harmonica qui chante… et tout à l’heure, moi aussi j’ai chanté. Je chante beaucoup depuis quelque temps.

Demande donc à Bras[sart] pourquoi son Vincent [2] du parti socialiste cède à tant de menaces ou de suggestions, ou de craintes. On a fusillé la semaine dernière un pauvre gars, type épatant, au cœur d’or, honnête homme qui était depuis 7 mois ½ à attendre une grâce promise plusieurs fois. Il y a des fautes qu’il ne faut pas commettre quand la situation devient difficile. Dis bien à Bras[sart] que tout est réparable quand il est encore temps. Nous avons commis nos fautes lors des « raidissements » de dernière heure, quand nous croyons qu’il fallait nous maintenir désespérément contre l’évidence par la force. Gare à demain. On voudrait éviter les pires choses aux autres, nos adversaires. Faut-il ne pas se conduire en gamins ou en ennemis jusqu’au bout. Assez de bêtises. Leur passé, à ceux qui ne voient pas qu’ils seront demain traduits devant d’autres juges pour défendre une cause perdue d’avance, sera d’autant plus lourd qu’ils se seront entêtés dans l’erreur. C’est parce que nous aussi nous en sommes passés par là et que nous prévoyons nos difficultés et nos responsabilités à l’avenir que nous demandons ç nos adversaires persécuteurs la grâce de leur éviter des réactions trop dures quand le temps sera venu. Nous ne sommes pas des bourreaux. Nous voudrions bien, quand nous sortirons, ne pas être obligés de courir sus à l’éternel assassin qui gît dans tout partisan. Dis tout cela à Bras[sart]. Il est encore temps. Tout n’est pas perdu, mais on a le sentiment qu’ils vont faire déborder la coupe. Seront-ils assez sages pour s’arrêter au bord de l’abîme ?

Bonsoir chérie. Bonne nuit. Dors si bien que tout le ciel s’entrouvre pour regarder ton sommeil. On veille sur toi de partout. Et personne ne veut te faire la moindre peine, si bien que tout est ange qui court sur ton horizon. Je penserai à toi avec tendresse jusqu’à ce que le sommeil m’emporte dans le même paradis qui est ton repos.

Lundi.

J’ai mis les marguerites dans l’eau fraîche. J’ai rangé tous les petits paquets. J’ai savouré toutes les délicatesses et j’ai remercié le ciel d’avoir une si douce amie.

Veux-tu bien ne pas oublier de dire à ma mère :

  1. plus de flocons d’avoine jusqu’à nouvel ordre.
  2. recommencer à envoyer de la poudre à vaisselle. Voilà.

Tu voudras bien ponctuer chacun de mes désirs d’un baiser personnel à toi seul destiné. Tu sauras que sous chacune de mes phrases il y a une fleur de reconnaissance. Ceci définitivement. Tu sauras que chaque mot gentil doit toujours être multiplié mille fois. Tu ne sauras pas tout parce que l’infini se déroule pas à pas, et qu’on ne peut tout avaler à la seconde. Tu sauras que tu n’as aucune raison de craindre.

Ma chérie, j’ai pensé à toi si souvent d’hier à ce matin qu’il me faudrait trois pages pour te dire tout ce que j’ai rêvé. Tu étais si contente dans tous ces rêves. L’un se passait dans ta salle à manger où je t’attendais par surprise, ou bien dans ta chambre où ta sœur te faisait entrer les yeux fermés et où tu les ouvrais sur un prisonnier soudain libéré. L’autre se déroulait à la campagne dans la Creuse de la même façon. Je me suis également promené dans les bois avec toi. Puis je t’ai vue dans notre maison en Amérique du Sud commandant à ma petite armée de domestiques nègres et à un troupeau d’enfants. Tu es venue également au concert, au restaurant sur la terrasse de Buenos Aires. Nous nous baladions partout. J’imagine toujours que j’installe ta sœur et ta maman dans une grande boutique de fleuriste et de chapeaux en Amérique du Sud. Et je te vois, trônant dans des voitures huit cylindres aux capots de locomotives.

Tu vois qu’on pense à toi très sérieusement. Non plus au passé mais dans un avenir agréable, brûlé de soleil, chaudement espagnol. Tout cela arrivera sans doute. À moins qu’on ne reste tout bêtement à Paris. Il parait que les mentalités changent beaucoup à notre sujet. On en dit moins de mal. Nous rêvons parfois qu’à croire qu’on en pense du bien.

Tu ne m’as pas mis de papier perforé !!! La colle est bien arrivée. Que puis-je faire sans papier ???

Les marguerites chantent. Les gueules de loup ont soif. La chanson des marguerites est si douce qu’on s’en sent tout chose. Elles sont tellement vierges. Et moi aussi, depuis tout ce temps qu’on passe ici à se régénérer Nous coïncidons comme des amants sages, les marguerites et moi. Et comme elles sont parties de toi-même, une fois de plus je constate que tu m’as compris. Tu comprends tout.

Au revoir moineau chéri. À jeudi. Je t’embrasse toutes les mains, tous les yeux, tous les battements de cœur et toutes les lèvres muettes parce que chargées de trop de choses. Que le Frédéric soit béni entre tous.

J.

[1] Vacances passées à Bussière-Dunoise (Creuse), chez maître Jean Chaumanet, l’un des deux avocats, patrons de ma mère. (note de FGR)
[2] Vincent Auriol, président de la République.(note de FGR)