JM à JR (Fresnes 47/11/23)

 

Dimanche 23 novembre 1947

Ma petite fille chérie,

Je t’ai bien négligée la semaine dernière. Une très mauvaise lettre écrite en me trainant de mon lit à ma table. J’ai tout juste la force de boucler quatre lignes tant dame la fièvre était méchante. Heureusement que nous avons du ressort et que toute la semaine, patiemment, nous avons remonté la situation avec les procédés d’usage. Le coup avait été très dur : une mauvaise jaunisse compliquée d’un froid. Heureusement que je me suis surpassé. J’aurais été sans doute intransportable et j’ai horreur de paraître me défiler. D’autant plus que je suis toujours en bonne santé. Mais voilà, trois ans de prison fatiguent un peu son homme. Il me faudra de la campagne et un régime rafraîchissant.

Ce matin j’ai vu le secrétaire de Flo. qui est venu m’annoncer un supplétif d’information. Je vais donc encore retourner à l’instruction. Que me veut-on ? Y a-t-il de nouvelles histoires ? Ou bien est-ce celui que j’ai demandé moi-même pour faire entendre des témoins essentiels ? Dis-moi cela jeudi. J’espère qu’on va me laisser tranquille. Sont-ils si pressés de m’interroger ? Dis-leur qu’il y a en France des problèmes plus urgents.

En tous cas, je suis assez content de t’écrire ce soir d’ici. Ma cellule est calme. (Je n’ai plus de plumes. Avis, et qu’elles écrivent bien. Les dernières n’étaient pas fameuses. Tâche de remuer ton papetier. Fais-moi un choix de 24 plumes, des grosses, des fines, de la plume spéciale pour prisonnier délicat). Je sens mes pieds libres de toute contrainte. Il me semble avoir échappé à quelque chose d’ennuyeux – ou d’intéressant – enfin ! Patientons ! Tout n’est pas perdu.

Mon enfant, ma sœur, dis-moi que tu es bien contente de savoir que tous ces rêves n’existent point, ni les bons, ni les mauvais, et que tu es toute pénétrée du désir de te débarrasser de tes soucis terrestres entre les bras de l’Harmonie parfaite qui nous délivre de nous-mêmes. Tu vois comme les petites filles sages tremblent quand on leur raconte de méchantes histoires, même si elles ont été très sages, parce qu’elles n’ont pas été assez sages pour lutter contre leurs désirs. Son prince charmant était en danger. Alors, elle a couru la campagne, buvant à tous les liserons, confiant sa peine à tous les oiseaux, pleurant dans toutes les fontaines. Puis elle a couru sur la place où la foule grondait contre celui qui avait voulu châtier les assassins maîtres du pays. Déjà la canaille dansait la valse du scalp autour du bûcher. Un ange est apparu sir la tour et a renvoyé les manants, et dame Jeanne en a été quitte pour baigner ses yeux de rosée et se moucher dans les marguerites. Il n’y a plus que les nuages qui rient, les mêmes qui voient le prisonnier dedans sa tour et la fille sur son pré en train de se demander s’il vaut mieux écouter la voix de l’orage ou celle de Dieu.

Est-ce que tu vas te décider à m’obéir un jour quand je te désigne du doigt le livre où est enfermée ton âme ?

Sais-tu que j’ai la force d’un fleuve pour laver ton cœur de toute son inquiétude ? Et d’abord briser les portes de ta moue obstinée. Tu éclateras de lumière, ou tu ne seras pas.

Qu’y a-t-il dans ma main ? Un gros dimanche. Prends-le. Voila que tu as tout le ciel à pleins bras. Puisqu’il en est ainsi, on t’embrasse pour que la nuit soit chaude sous la voute d’étoiles. Il passe des trains bleus dans l’infini, des oiseaux du cœur dans l’espace grand et mes baisers sont comme des flèches qui guérissent et réveillent et tranchent d’avec le mal. Le mal, c’est quand on regarde trop bas.

Bonsoir petite fille. J’ai pour toi une tendresse que je tâche d’être haute.

Lundi.

Tu ne m’écris guère. Heureusement que j’ai l’oreille fine pour écouter les pulsations du cœur. Je t’entends de si loin. Tu bats toujours à tout rompre. C’est une musique d’un saccadé. Il faudra parvenir à des mélodies plus lentes. L’autre jour, au parloir, un grand bruit d’horloge secouait les murs par-dessus les voix criardes. C’était Jeannette qui bénissait tout avec son amour tant rythmé. Il parait qu’aussi, au Palais de Justice, de temps en temps on entend le souffle d’un amour de printemps qui effleure une porte, deux yeux violets interrogent une ombre à propos d’un nom dont on dit qu’il a gardé tout son courage. La petite futée s’en va ensuite chercher du bonheur dans l’air gris. Elle sait bien que la vie est maternelle quand on s’élève assez haut pour ne plus entendre les cris de la terre. Faut-il aller si haut qu’on soit vraiment à l’abri de tout ?

On vient de m’apporter mon lait (régime maison qui m’a redonné le teint frais). Un bon soleil pâle illumine en auréole flamboyante tout un ciel grumelé derrière les silhouettes d’arbres qui bordent les bâtiments de la prison des femmes. À sa fenêtre, très au loin, une éternelle brodeuse pique son aiguille dans son canevas. Le bras se détache de temps en temps pour lancer à travers les barreaux une effilochure. Est-ce une sainte ? Ou bien celle qui le soir envoie vers les garçons des invitations obscènes. Les filles ont aussi leurs humeurs sales, comme leurs désirs divains.

Du côté de chez ma mère, on me proposait de m’acheter un pardessus. Je n’en n’ai que faire. Par contre, pour passer l’hiver, une bonne canadienne me serait utile. Veux-tu bien en téléphoner la chose à ma maternelle, lui dire qu’on se mette en quête pour moi. Il faut comme de juste que ledit vêtement recouvre amplement mon veston, et qu’il soit assez long si possible. Peut-être pourra-t-on se le procurer d’occasion. En tous cas, c’est un vêtement d’avenir indispensable. J’aime naturellement beaucoup mieux le kaki que les autres tons. Que les manches soient aussi fourrées, et assez larges pour passer par-dessus le veston, et qu’au bout de la manche il y ait un nœud coulant ou élastique pour enserrer le poignet. Sur le col on peut mettre ou non de la fourrure, aucune importance, comme j’ai un fort cache-nez, cela importe peu. L’hiver est plus dur en cellule seul qu’à trois. Jusqu’à présent le temps a été doux mais il faut prévoir tout. Et puis, pour sortir et aller te retrouver devant ta bûche de Noël, il me faut une bonne carapace. Car je compte toujours tenir ma promesse.

Veux-tu bien ne pas oublier de mettre des enveloppes dans le colis de lundi. C’est la dernière que j’utilise aujourd’hui. Alors, je n’écris plus. Hein !

Les nouvelles ce soir sont de plus en plus lourdes. Les grèves paralysent tout. Le nouveau gouvernement ne saurait s’en tirer. Il sera obligé de céder et de disparaitre. Du moins c’est ce que disent les augures généralement bien informés. Nous allons au coup dur, à la totale paralysie du pays. Qui sait même si les évènements internationaux ne vont pas ajouter à la menace intérieure. Les jours ls plus sombres s’approchent. Je me félicite de plus en plus d’être encore à l’abri car sait-on jamais ce qu’on risque pendant les révolutions quand on est au cachot des enchaînés. Il vaut mieux avoir ses deux pieds libres. Moins fatiguant.

Est-ce que tu fais la grève des baisers pour ne plus m’écrire ?

Je t’attends jeudi, malgré tout ce qu’on pourra te dire. C’est ton tour sans rémission. Il est important, urgent, que je te voie pour tous détails, celui des honoraires de Me Leroy, la façon dont on doit considérer à nouveau le procès, etc. Donc, ne manque pas de venir.

Je veux surtout te voir. J’ai des choses à te dire. Je veux regarder tes yeux.

Est-ce qu’ils sont guéris ces yeux pour s’être trempés à fond dans la rosée du matin ? Est-ce qu’ils ont été léchés par les papillons, époussetés par les colibris, bénis par le soleil levant ? Est-ce qu’ils brillent quand ils voient l’horizon, l’étoile du soir s’allumer bon plus sur des villes lourdes de haine, mais des campagnes douces où s’éveille la pitié ? Est-ce qu’ils tremblent à plaisir à l’idée que la justice pourrait bien un jour prendre le glaive qu’il faut pour trancher les différends comme il se doit entre ceux qui n’ont pas failli et ceux qui se sont armés d’ignoble ? Est-ce qu’ils espèrent ces yeux ? Je les embrasse, les presse de la paume, les caresse du front, boit toute leur peine et toutes leurs chansons. Voici qu’ils s’ouvrent et que tu es là, dans le ciel avec des mains offertes, et des dents neuves, toutes brillantes du matin. On t’embrasse, on s’empresse autour de toi. On te dit bonjour avec tous les mots qu’on sait pour qu’il soit musique partout. G.g.g. baisers

J.