JM à JR (Fresnes 48/01/04-2)

 

Dimanche 4 janvier 1948 n°2

Ma petite fille chérie,

Au diable si je pensais être encore dans cette cellule à cette date. Qui m’aurait dit en 44 que rien ne se serait encore passé encore trois ans plus tard, et qu’on se trouverait bien vivant, de meilleure joie, d’humeur plus légère dans les mêmes murs où les ennemis du genre humain (et pourquoi ne pas dire du genre divin) prétendants nous inclure à jamais. Les portes s’ouvrent. Les chaînes tombent. Les ennemis s’enfuient. Les cauchemars se dissipent. La vague s’apaise. Les survivants peuvent espérer aborder bientôt le port qu’ils désiraient dans leur ferveur à étreindre le mauvais radeau qui flottait par hasard sur la mer déchaînée. On voit bien ça et là quelques indices qui montrent que le déluge est fini. Ainsi la colombe revenait-elle à Noé, tenant son rameau d’olivier en témoignage de la baisse des eaux. Ainsi j’ai vu dans tes yeux l’autre jour que tu n’avais plus peur. As-tu jamais eu peur ? Les hommes paraissent quelquefois plus méchants que les fauves. Il faut plusieurs coups de baguette magique pour qu’ils redeviennent paisibles. L’agneau est un animal spirituel qui demande du désintéressement.

Donc tu n’avais plus peur. C’est que la joie avait mangé l’inquiétude. IL faut bien qu’elle s’affirme, qu’elle renaisse, qu’elle éclate cette joie inexprimable, totale, qui vient de partout et chasse les terreurs de la terre. Quelle bizarrerie. À mesure que tout s’effondre dans ce pays délabré, je me sens de plus en plus convaincu qu’en contrepartie il monte dans le monde une sève invisible capable de redonner aux hommes de véritablement bonne volonté la foi et l’ardeur nécessaire pour réaliser une action juste. On sent d’instinct cette énergie bienfaisante capable de ressusciter chez certains peuples le renouveau qu’il faut pour durer. Et même si les vieillards ou les voyous s’y opposent, ils ne pourront résister à l’appel qui monte avec si grande force.

J’ai bien reçu la charmante lettre de Frédéric avec le rouge-gorge. Il écrit fort bien pour son âge et on voit qu’on ne lui tient pas la main. Sais-tu que mon camarade, qui nous envoie les livres, prétendait avoir reçu une lettre de sa filleule âgée de deux ans et demi. Il a fallu discuter beaucoup pour lui faire convenir qu’il pouvait s’agir d’une autre fillette de neuf ans. Les hommes ne savent guère comment poussent les enfants.

J’ai bien reçu aussi la lettre d’invitation pour l’après-réveillon. Et j’étais là, tout présent, à te rendre hommage. Étais-tu contente ?

Viendras-tu mardi ? Chi lo sa ? ou jeudi ? Quand saurai-je si j’ai droit à dix minutes d’yeux derrière un grillage à lapins. Tu vois qu’on enferme quelquefois les moineaux dans les cages.

Lundi.

Tes deux œillets sont contre mon épaule, mêlés aux tulipes qui tiennent encore. La branche de gui est sur mon mur à droite, gage de bonheur et de bonne année. Et les marguerites sont toujours là, merveilleuses, s’ouvrant l’une après l’autre. J’espère encore dans tous les boutons. Ils sont nombreux. Il y en a peut-être pour un mois. Quelle drôle de fleur de durer si longtemps.

À l’instant on vient de m’annoncer qu’un camarade qui comptait sortir le soir même (affaire insignifiante) vient d’attraper perpétuité ! Bigre ! Les nouveaux jurés ne sont pas doux. On rectifie. C’est le tribunal militaire qui est aussi méchant. Décidément, on n’en finira jamais. Espérons quand même.

Je relis ta lettre du 30 décembre, à défaut de plus récente, et j’espère te voir demain. Dis à ma mère, en cas que je l’oublie, que le gilet de mouton est merveilleux.

Veux-tu bien mettre dans le prochain colis

  1. du fil noir de lin
  2. du fil blanc id.

Merci pour tout ce que j’ai trouvé ce matin. Absolument parfait. Je grossis d’heure en heure. Jusqu’à devenir énorme. Un Bouddha, un poussah, Gargantua. Comment te faire passer de mon superflu ? Est-ce que tu m’aimeras moins quand j’aurais dépassé les cent kilos ?

J’espère que notre ami t’aura donné les bouquins promis. As-tu revu l’aviateur ? Que dit-il ? Et tes amis ? Et Flo. ? Il faut te renseigner partout. Veux-tu bien me dire aussi ce qu’on dit de l’initiative de Mme Roosevelt ? Et de la lettre des cardinaux ? Tout un mouvement se dessine pour l’amnistie. On voit bien le bout de l’oreille. Les Américains ont besoin de récupérer les anti-communistes. D’autre part, pas de reconstruction par le bloc occidental sans politique de réconciliation. Hier nous étions intéressants à condamner, aujourd’hui à absoudre. Bon Dieu, que nous avons d’importance ! Pour moi, je ne vois dans ces manœuvres contradictoires que basse politique. Les lampistes paient toujours et les requins déchirent les filets. La prochaine fois, je mettrai quelques milliards de côté. De quoi vivre quelques mois au prix du prochain timbre-poste.

Il parait qu’en un mois la vie a augmenté de 65% ! Est-ce vrai ? Je me demande comment vous faites pour les colis. Ce doit être ruineux. Il faut qu’on en parle.

Viens donc demain avec tous tes sourires et tous tes yeux étonnés, naïfs, caressants, si loyaux. Je t’attends avec ma joie bondissante. Et nous échangerons à travers les barreaux les banalités des parole définitives : « comment vas-tu ? », « très bien, et toi ? », « Tout va très bien », « Espérons… »

Mes gros, très gros, très très gros b.

J.