JM à JR (Fresnes 48/06/27)

 

Dimanche 27 juin 1948

Ma chérie,

J’ai encore au moins pour huit jours de bonheur à remâcher le dernier parloir, et ensuite quelques jours de tendre attente pour espérer le suivant. Sais-tu que je suis très heureux de notre dernier entretien. D’abord tu étais toute jolie, et charmante, et simple, et gentille (comme d’habitude, comme tu l’es toujours, ce n’est pas une nouveauté) dans une robe délicieuse avec tes yeux, tes dents, tout toi, et tout ce que tu apportes de tendresse, et tout ce que tu me donnes d’affection (que j’ai bue, dont je me suis gorgé, que j’ai trouvée excellente, parfaite, dont je me réjouis encore). Et puis tu trouves toujours les mots qu’il faut. Et aussi les regards qu’il faut, et l’attitude qu’il faut. J’ai quarante-six ans de tendresse en retard à te donner. Je ne savais pas être aussi riche. Ce n’est pas être bêtement amoureux mais sagement aimant. Un fleuve au compte-gouttes. Un flot de nuances. Une marée de délicatesses patientes. Tu es ma petite fille et mon moineau. Tu es beaucoup plus que tout cela. Tu es l’ange de mon attente. Quand je pense que j’ai été bourru avec toi ! Je n’ai jamais été bourru. J’ai été bourré d’intentions incomprises. C’était ma manière d’aimer que de froncer le sourcil, de paraître indifférent, de me dresser dans ma barbe, d’avoir l’air d’être absent. Et puis tu aimais beaucoup cela. Et maintenant tu aimes autre chose. Mes compliments ? Oui, parce que ce sont des vérités que je pense. Et je ne dis pas tout. Je ne dis presque rien. Je me réserve de grandes déclarations. J’ai besoin d’accumuler pour propulser à l’infini d’immenses tendresses. On t’aime beaucoup. On t’aime tout court. On aime t’aimer. On te devine au fond. On écoute en toi. Autrefois j’écoutais ton cœur battre. Aujourd’hui, ton esprit bat de même. Je le sens. Il n’a pas varié. Source toujours renouvelée. Tu as toujours les mêmes yeux tendres. C’est donc que tu m’aimais profond.

Je sors vendredi pour être interrogé rue B. d’A. Vois s’il est possible de faire quelque chose. Sinon, au jeudi suivant. Ne te tourmente pas. Surtout ne dérange pas ton travail. Je te prépare ce dont je t’ai parlé. Ai réfléchi à conversation Flo. C’est très bien. Tout à fait d’accord. Mais ne lui dit rien. J’attends sa visite. Les nouvelles du dehors sont de plus en plus rassurantes. Tu as vu pour Dutilleul. Les tarifs des cours baissent quelquefois.

Lundi.

Midi sonne. Je t’embrasse douze fois. À ce soir. Tout parfait. Colis excellent. Te parlerai d’une chose importante. Demande à ma mère jeudi soir ce que je lui ai dit au sujet colis linge. Œillets très jolis. Beau temps. Très content. Pense à toi. T’aime beaucoup.

19h30.

Fin de journée. Me voici fermé. Très agréable d’être bouclé par le dehors, obligé au travail, sans téléphone, sans plaisirs futiles, astreint à de hautes tâches. Lettre à Jeannette d’abord. Travaux littéraires ensuite. Oreste. Lecture de Shakespeare , que je relis en ce moment (j’ai un texte anglais d’Othello avec traduction en regard ; la langue de ce bougre de William B. Shak. est extraordinaire, on s’aperçoit que la traduction est, comme son nom l’indique : une trahison). Tout cela entrecoupé de regards sur la photo de Jeannette. Quelques passage de Bible. Deux ou trois études sur d’autres points (j’ai toujours cinq ou six ouvrages en train, et surtout d’énormes projets). Il me faut au moins cinquante ans devant moi pour réaliser tout. Pour ce soir, après vaisselle faite, je me contenterai de quelques pages. Petit à petit, l’oiseau fait son palais. La construction de la grande pyramide a demandé aussi du temps. Mais notre pierre est d’une pâte plus dure. Elle bravera mieux encore les outrages temporels.

Qu’est-ce que tu penses des évènements ? Qu’en dit-on ? La guerre ? Pas la guerre ? As-tu vu l’aviateur ? Son avis ? Et ton patron ? Et les gens bien informés ? Quand tu viendras je te dirai beaucoup plus de choses que ceux de dehors. Nous sommes plus au courant que tout le monde. Le pifomètre est un instrument de précision. Et aussi les cartes. Un, deux, trois, quatre, cinq… un jeune homme blond. Un, deux, trois… À la nuit. On m’a déjà prédit vingt fois ma sortie depuis trois ans. Il y a toujours du retard. Preuve que j’ai encore quelque chose à faire ici. Tant que le travail n’est pas fini. À supposer que j’aie encore quelques pièces à écrire. Il y en a pour 10 ans ! Rassure-toi. Je crois que tout sera arrangé avant, et que bientôt…

Cette fois le Père Noël sera au rendez-vous.

Dans mon colis tache de mettre une ou deux feuilles de cellophane pas trop mince, si tu en trouves dans tes tiroirs. C’est pour couvrir mon sous-main (environ 50×40). J’en ai mais elle est si mince qu’elle claque immédiatement. Une seule feuille suffirait si elle était très forte (à condition bien entendu que ce soit une dépense minime. Je suis effaré du prix de tout ce qu’on me dit. On ne peut plus se rendre compte).

Voici que je vais t’embrasser sans couvrir tout le papier. Pourquoi ? Parce que le travail m’appelle et l’on t’a dit toutes les tendresses qu’il faut. Tu sais bien que je suis bourré d’un roman que je pourrais dévider sans fin devant toi. S’il te faut des fleurs d’amour, tu les as. S’il te faut des yeux tendres, on te regardera jusqu’à ce que le soleil t’en apparaisse pâli. S’il te faut des paroles légères, nous allons glaner tous les vents de printemps pour qu’ils vibrent longtemps et t’émeuvent sans frisson. S’il te faut une épaule amie, tu sentiras le souffle de ma bouche dans tes cheveux. S’il te faut de longues soirées devant des paysages immobiles, nous nous réjouirons à compter les nuages qui ne bougent que nous ne pensons à rien d’autre qu’à un ciel fixe. S’il te faut des mains patientes sur les tempes, je t’enlèverai tous tes soucis de la vie pour qu’il n’en reste que l’infini de la joie. Il faut que tu comprennes que tu es aimée sans limites. Et tu dois cela au trésor de toutes tes loyautés.

Je t’embrasse, chérie. À bientôt te lire. À tout à l’heure t’écouter à travers l’espace, qui n’est rien puisque je te sens vivre du même rythme. Une revue américaine que je lisais tout à l’heure dit que les ménages heureux sont ceux où l’on n’attend moins de l’autre personne que du perfectionnement de son propre caractère. Donc ce soir, je vais passer quelque temps à me roder, à ton intention. Et ce faisant, je t’aime davantage.

Gros gros baisers. Embrasse le Frédéric naturellement.

J.