JM à JR (Fresnes 48/11/28)

 

Dimanche 28 novembre 1948

Ma petite fille chérie,

Donc, ce n’est pas pour demain, mais pour plus tard. Tant mieux. Nous voici plus tranquille pour nous préparer.

Ma mère t’a-t-elle fait la commission ? J’ai besoin d’un numéro récent du Temple [1] pour voir la tendance d’aujourd’hui. J’aurai besoin aussi, aussitôt que prêt, de taper un cours rapport à remettre à la Cour sur la récapitulation de mes arguments à décharge. Je le ferai cette semaine et pense voir Leroy bientôt. Veux-tu lui téléphoner et lui demander de m’apporter l’acte d’accusation (que je n’ai jamais lu). Il faut aussi que je dépouille avec lui tout le dossier que Flo. doit lui passer.

Est-ce que Flo. s’est arrangé avec lui pour les honoraires ? Question importante que je veux savoir résolue. Je voudrais te voir au parloir samedi pour mettre au point beaucoup de choses. En particulier les visites à faire. Veux-tu bien me le rappeler. Ce sont petits détails importants. Je te dirai aussi si j’ai besoin d’autres documents. Mais je compte me servir de ceux que tout le monde connait.

As-tu revu l’aviation ? Et, au Palais, que pense-t-on ? Dis-moi pourquoi il n’a pas été possible de gagner janvier. Il me semble préparer une générale. Il faudra penser aux invitations. Le monsieur « charmant » m’a l’air de t’avoir séduite. A-t-il fait la démarche ? Je le crois à ce que m’a dit Leroy dans son mot.

Je veux que Flo. continue à mener l’affaire jusqu’au bout. Il y aura sans doute des arrangements à obtenir, des situations à préciser d’avance. Ne partons pas dans l’inconnu.

Sur ce, je vais me détendre avec du Balzac. À relire des vieux romans on reprend de la sève. Il vaut mieux les maîtres que le flot des médiocres d’aujourd’hui qui ne savent que roucouler des stupidités. Nous sommes noyés par les histoires, la littérature plate. Quelle dégringolade en un siècle. Pas un auteur qui puisse dépeindre cette formidable époque. On se sent tout petit. Il n’y a partout que des faiseurs de croquis, de grand talent, mais du croquis.

Je voudrai raconter cinq minutes de la vie du monde, et brûler ce récit inintéressant. Photographie de ruche, de millions de ruches.

Nous sommes des abeilles en quarantaine. On ne s’est pas entendu avec les autres sur la fabrication du miel. Elles appellent cela du miel !!!

À bien réfléchir depuis 8 jours, je crois que je ne ferai plus jamais de cinéma. Pourquoi ? J’ai vu quelques revues de films. Le Cinémonde [2] est puant, absolument infect, d’une bassesse totale. C’est un de mes ex-amis qui le dirige, de mon ex-loge. Pas de félicitations.

Du reste, tout ce que je vois depuis quatre ans est choquant, sauf très rares exceptions.

Je pense que le verdict sera rendu le jour de Noël et que nous avions bien prévu pour ce jour-là que le Père Noël serait bon papa. Tu vois qu’il vient un jour quand on le demande. Il faut toujours mettre ses souliers.

Bonsoir fille chérie. Dors heureuse. On pense à toi doucement, avec bonheur.

Lundi.

Bien reçu colis et fleurs adorables. Pour colis, tout parfait. Dis à ma mère si possible augmenter pendant les froids rations de thé, et je n’ose dire de café, car je sais qu’il est rare. Si tu peux, mets quelques feuilles de verveine et de menthe. On se fera des infusions. Sauf contre ordre samedi, plus de bougies jusqu’à nouvel ordre.

Il commence à faire bougrement froid depuis hier soir. La brume pénètre partout, sauf l’esprit, qui est toujours de bonne humeur.

Que le petit homme béni ne manque pas de te donner tous les conseils d’usage. Il cherche désespérément un appartement. Trouve le lui.

Suis bien content que ton patron soit en tournée. Repos. On ne presse pas sur ma Jeannette comme sur un accélérateur.

Je n’ai pas du tout travaillé aujourd’hui. L’esprit travaille toujours beaucoup, mais il faut noter les idées au vol. Ce soir nous allons nous employer à quelque classement. J’ai encore tant de bouquins à lire, quatre gros volumes du dictionnaire théologique de Migne [3] qui sont là en attente. On perd ses journées à des riens. Je vais peut-être commencer tout à l’heure. Il me faut au moins quatre jours pour empiler des documents précieux. Tu te rappelles ma manie des bouts de papier. Je crois que je vivrais toujours dans les petits carnets, les fichiers, les dossiers, les anecdotes chipées un peu partout. Si jamais je refais (et j’en referais) du cinéma et du journalisme, on me verra encore empiler des trésors, comme des vieilleries (un bric-à-brac bien aimé). Je ne me plais que dans la masse des souvenirs, dans l’humus de la petite histoire.

En ce moment je me délecte avec le Clémenceau [4] de ce pauvre Suarez, plaisant comme un roman feuilleton. Je déteste Clémenceau, charlatan, bonimenteur, jouisseur acide. Un de ces sadiques du passe-boule parlementaire. Quelle vie creuse ! Désaxée ! Toujours antinationale (sauf le sursaut de la guerre, et encore !). Notre génération porte un bien lourd fardeau. On aurait préféré que nos pères nous lèguent un autre régime que celui de l’éternelle dispute, de l’anarchie permanente, de la ruine inévitable. Avec, en plus, l’interdiction de se révolter. Les vieux caïmans veulent dévier jusqu’à la mort dans les drapeaux de l’Utopie, acclamés par des foules serviles et les fonctionnaires cauteleux [5], accablés d’apothéoses de commande. La bêtise de ces cornards me rendrait fou furieux si je n’étais la patience elle-même, et si je n’avais pas le sommeil juste.

Voir comme on se trompe sur la bonne foi et la loyauté du monde. On m’aurait dit il y a quatre ans que tout cela durerait encore que jamais je n’aurais pu le supposer. Impensable. Et pourtant nous voyons que la haine dure indéfiniment, que les esprits ne s’apaisent pas, que plus les adversaires enragent de leurs propres échecs, plus ils s’acharnent contre l’ennemi vaincu. J’ai beau relire l’histoire, je ne vois pas (sauf 93) de pire période (et 93 a été moins meurtrier, voire plus grand par certains côtés). Il pèse sur ce pays une hypocrisie inconnue. Je me demande si elle ne vient pas de cette collusion des cléricaux et des jacobins qui est la grande nouveauté de ce régime. Jusqu’à présent les deux clans s’étaient opposés. Leur réunion est catastrophique.

Voilà ma petite fille des choses bien difficiles pour une aussi jolie enfant qui ne demande qu’amour et tranquillité. On nous force à prendre parti pour telle ou telle meute, alors que nous sommes du parti de la lampe du soir contre le divan tiède, du coin du feu et de la tasse de thé de Chine, du lire des poèmes patients, de la lecture tempe contre tempe, des joies sans mélange à regarder dormir les enfants d’amour. Et tout cela, rêve joli, ne sera atteint que lentement parce qu’il faut remonter de la tombe ouverte, traverser les cris de haine, braver les couronnes d’épines et laisser se calmer le flot de fureur. Bonsoir toute douce. On t’embrasse et te dit : à samedi sans faute. Nous avons beaucoup à parler. Gros baisers.

J.

[1] Le Temple : revue publiée par des Francs-Maçons du rite Écossais (le n°2 est daté de Mai-Juin 1946).
[2] Cinémonde est une revue de cinéma hebdomadaire française, parue de 1928 à 1971.Le premier numéro, accompagnant l’arrivée du cinéma parlant, est sorti en octobre 1928, sous la direction de Gaston Thierry, journaliste venu du magazine Tout-Paris-Ciné. Après une interruption de 1940 à 1946, Cinémonde, revendu à Jean-Placide Mauclaire cofondateur du Studio 28, reparait en 1946 avec Maurice Bessy comme directeur, qui restera en fonction jusqu’en 1966.
[3] L’abbé Jacques-Paul Migne (1800-1875) est un imprimeur, journaliste et éditeur français. La Patrologie, L’Encyclopédie théologique et la Bibliothèque de l’abbé Migne comptant les volumes par centaines, le poids de cette importante production entraina néanmoins une concurrence, qui souleva la colère des éditeurs accrédités par les églises dont il leur prenait la clientèle. Son évêque lui reprocha alors son militantisme ultra-catholique et, à la fin du Second Empire, il lui fut interdit de dire la messe. Le pape Pie IX sanctionna également Migne pour avoir mis à la disposition du plus grand nombre des textes habituellement accessibles à un « public plus averti » et il interdit au clergé d’utiliser les fonds paroissiaux pour acheter ses ouvrages. Dans la nuit du 12 au 13 février 1868, un incendie « d’origine inconnue » qui éclata dans son imprimerie détruisit ses ateliers et anéantit des collections théologiques considérables. La perte matérielle, garantie par des assurances, s’éleva, dit-on, à une somme de six à sept millions et les assurances ne couvrirent pas les frais de réfection. Après sa mort, la maison d’édition Garnier frères racheta les droits sur ses éditions.
[4] La vie orgueilleuse de Clémenceau par Georges Suarez.
[5] Cauteleux : qui agit d’une façon détournée et sournoise.