JM à JR (Fresnes 49/03/28 1ère lettre)

 

Lundi 28 mars 1949 (1ère lettre)

Ma petite fille chérie,

Mon Dieu ! Quelle lettre nerveuse, angoissée. Parce qu’il nous faut attendre quelques heures. Voilà où une compréhension plus haute que la terre fait du bien. Quand on s’impatiente devant les évènements, on souffre, parce qu’ils ne sont pas ce qu’on voudrait. On met son bonheur dans les illusions de la chair. Quand au contraire on sait ce qu’est l’existence réelle, alors « la joie ne tremble plus ». Nous sommes certains de trouver toujours sur le plan de l’idéal absolu tout ce dont nous avons besoin pour que la créature réelle soit glorifiée selon la volonté parfaite de l’Harmonie omnipotente.

C’est là ce que je voudrais que tu comprennes. Les épreuves que nous traversons nous purifient en ce sens, que forcés d’abandonner les plus chères illusions terrestres, nous accédons à des plans plus élevés. Ce sacrifice du moi est intense. Il est un peu brûlant. Mais il est bénéfique et nous avons notre récompense. Toutefois je lutte encore, non pas pour garder à toutes forces une forme charnelle à laquelle je ne crois plus, mais pour vaincre la brutalité, la violence en moi et chez les autres. L’Amour que nous portons à tous et à nous-mêmes est plus fort que tous les prétextes de haine. C’est pourquoi, celui qui passa par le supplice pour ressusciter ensuite recommande de pardonner à ceux qui ne savent pas ce qu’ils font. Il priait pour ses bourreaux, tout son esprit montait haut vers le Père de tout.

Tu me dis que tu serais inconsolable si… Mais je serai toujours avec toi. Je ne te quitterai jamais. Je n’aurai pas de cesse que tu sois au plus haut avec moi dans la paix parfaite. Et sans aucun doute sur ce plan, sur le plan où nous vivons. Il faut faire plus qu’espérer. Il faut savoir que la vie est permanente. A la hauteur où l’on n’aperçoit plus la terre, l’individu est libre. Il brille de tout son éclat, de sa vie éternelle, parce qu’il a tout abandonné.

Je n’attends pas la grâce. J’ai la grâce, la réelle, celle que l’Amour donne à ceux qui en sont dignes. Et cette grâce est de voir par-delà le voile de matière, de percevoir la pulsation de la vie.

Ne crains point. N’éprouve pas de douleur. Monte avec moi dans la paix. Évite toutes les angoisses, comme tous les souvenirs. Regarde la vie heureuse. Elle est absolument parfaite, en dehors de toutes contingences.

Tu sais que la vie humaine n’est pas éternelle. Il faut envisager un jour ou l’autre le départ vers quelque chose de plus haut. Il faut toujours être prêt, ne jamais s’attacher en bas à nos désirs. Et si tu veux (et tu le veux et je le veux) être ma compagne, il faut savoir que l’existence d’un sacré diable comme moi, c’est à dire d’un homme dévoué à toutes les formes de l’absolu comporte des risques. Cela exige de la part des miens le plus grand courage —Je sais que vous en avez tous— Mais si quelque fois il arrivait un choc brutal, il ne faut parler ni de perte, ni de veuvage inconsolable. Il faudra au contraire manifester toutes les qualités, toute la patience suprahumaine pour le jour où nous pourrons nous rejoindre définitivement sur le plan éternel. Nous y sommes déjà. Depuis tout à l’heure pour éviter le doute, l’angoisse, les heurts, j’ai décidé d’être prêt à tout. La grâce arrivera comme une heureuse surprise mais déjà je suis préparé au départ s’il vient. Il faut regarder les choses en face.

Donc patience, calme, bonheur absolu de savoir que jamais sur aucun plan, la créature est abandonnée. Nous sommes toujours bénis là où nous sommes. Mes nerfs sont tombés. Je cesse de regarder en arrière. Et je vais vers l’idéal toujours plus pur, vers la manifestation de l’homme éternel (que ce soit sur ce plan ou au-delà)

Ma chérie, reste sage. Ne crains pas. Sois heureuse. La vie est un immense bonheur, une source toujours pure et abondante, un élan total. Il faut vivre de tout son esprit, de celui qui ne meurt jamais.

Nous aurons notre récompense. Je t’aime. Tu es pour moi toute la douceur. Il n’y aura jamais de séparation.

Mon infinie tendresse.

J.