Mon cher maître, et ami patient,
Il faut bien qu’un avocat souffre (pâtisse) les expansions de son client [les épanchements, mais aussi les expansions. Nous sommes là pour repousser loin l’ennemi qui prétend nous réduire]. J’ai pensé à vous aujourd’hui en voyant combien les évènements tournent vite. Ainsi il apparaît que les communistes trahissent ! On les pourchasse ! On les poursuit ! On les emprisonne ! On découvre leurs places ! Bientôt la belle société libérale va leur reprocher leurs manœuvres des dernières années. Et dans leur tombe, les bons combattants d’hier se réjouiront de voir que la vérité se dévoile sur l’erreur. Il fallait en arriver à la menace directe pour qu’on se réveille. Après combien de sang et de larmes versées !
J’ai eu les confidences de David (fusillé en 45), celles des hommes de Detmar (7 fusillés en 46). Leur lutte contre le P.C. avait été dure. Spécialistes de l’anti-soviétisme, ils ont été sacrifiés par les libéraux impuissants. Et toute cette gauche socialiste dite révolutionnaire, qui n’est faite que de petits appétits sectaires, soucieux de garder sa place d’asticot dans le fromage parlementaire. Dans peu de jours, toute la campagne électorale se fera contre Thorez. Pensera-t-on que des dizaines de milliers d’hommes sont condamnés en France pour avoir voulu s’élever par la force contre l’emprise soviétique ? Cette société libérale, qui n’est méchante que lorsqu’elle tremble, poussera-t-elle l’inconscience jusqu’à frapper les meilleurs adversaires des rouges au moment où elle est trahie de toutes parts par ceux avec qui elle a commis l’imprudence de s’allier ? La haute magistrature ne voit-elle pas que des juges partisans ont depuis quatre ans accompli de basses besognes, sacrifiant sur ordre de Moscou tous les opposants à la soviétisation de la France ? Est-ce que dans les raisons de détente à notre égard, l’anticommunisme ne va pas commencer à compter ? Devant le président Didier, j’ai posé à Mr Pierre Hervé la question qui va sans doute provoquer la levée d’immunité parlementaire de Thorez : « Demain, si les Soviets envahissent la France, où sera Mr Pierre Hervé ? Et tous les autres communistes ? ». Il a bafouillé : « Je ne répondrai pas à cette question ». Et Didier s’est fâché contre moi. Que diront-ils demain ces deux-là ? Et même aujourd’hui ? Qui est le patriote ?
Je vous ai préparé toutes mes remarques sur le procès (dont vous avez déjà entendu quelques pages). Si du point de vue métaphysique je suis toujours dans la sérénité (quand une bête furieuse vous piétine, il faut prier sans réagir), il m’apparaît que peut-être nous pourrons esquisser un geste d’ici quelques jours pour qu’on tienne compte aussi dans le dossier des motifs politiques de l’accusé. Je crois que les notes que j’ai prises —et que vous lirez— peuvent servir à rédiger quelques lignes. Un condamné à mort pense d’abord à défendre son action —donc sa mémoire. Ensuite, s’il le peut, il défend sa vie. Je suis dans ce tournant (l’action et la mémoire étant selon moi réhabilitées a posteriori par les documents que je vous laisserai). Si maintenant certains magistrats pensent que l’homme n’était pas tout à fait mauvais —selon la morale patriotique du jour— et qu’il peut receler des énergies utilisables, je veux bien encore aider tous ceux qui ne savent pas à quel point le danger les menace, et leur montrer la profondeur de l’ornière. Il y avait de bonnes équipes de spécialistes anticommunistes jusqu’en 1944. On les a décimées. Il en reste encore quelques unes. C’est peut-être l’intérêt du pays de ne pas les fusiller toutes, de ne pas les décourager totalement. Il me semble que depuis quatre ans et demi, nous avons vécu sur notre seule lumière, alimentés par notre seule foi, réconfortés par notre propre substance. Chaque pas de gagné contre les rouges nous a remplis d’une joie forte. Nous voyons bien comme le progrès est lent. Ce n’est pas l’amnistie qui importe pour nous. C’est le rétablissement de l’équilibre national. Nous ne pensons pas à des revanches. Nous pensons à protéger le pays des dangers de plus en plus menaçants. Nous voyons toutes les gaffes, toutes les trahisons, et nous pensons à toutes les solutions rapides. Le déblayage avec nous ne serait pas long. Les communistes n’auraient pas beau jeu. Nous avons toujours travaillé à un contre cent. Ils le savent bien. Seulement faut-il avoir les moyens d’agir. Pour l’instant mes chaînes m’obligent à la seule évasion poétique —ou philosophique. C’est peu dans la bataille.
Non pas que ma violence d’hier ait des sursauts. J’ai eu des visites de pasteurs, cette semaine. Braves libéraux ! Ils libèrent tout ! Les forces mauvaises surtout. Ils enchaînent l’ordre pour ne pas gêner la résurrection du désordre. Il n’est rien de pire qu’un philanthrope. Libérer Anthropos [1] !!! Déchaîner Rousseau !! Livrer le monde à la jungle ! Le pire mal, c’est la générosité aveugle. Les hindous refusent de tuer les serpents, animal sacré. Ils se font mordre. Mais ils n’ont pas la connaissance chrétienne de Paul, qui supportait la vipère sans malaise. Eux, ils meurent. Il faut être parfaitement sanctifié pour que le mal se détourne de vous.
On peut combattre le mal mental par l’esprit. Mais on combat la jungle au coupe-chou. Chercher les brebis perdues du Royaume d’Israël, c’est le travail individuel du Chrétien. Une par une. Repousser l’avidité des masses envieuses, désordonnées, ayant rompu les rangs de leurs disciplines nationales, exige d’autres moyens que le prêche —chrétien ou laïque— Le libéralisme, c’est la maladie des faibles. J’ai, moi aussi, ouvert les portes à la sauvagerie du grand troupeau. Le Christ est plus prudent. Il ne parle que du petit troupeau, celui des élus, obéissants, des vierges sages. Ceux-là sont libres. Les autres, il faut les libérer de leur violence capricieuse.
A vous voir bientôt, mon bon maître. Je vous remettrai la dernière cogitation. Mille respects.
J Mamy
[1] Anthropos : l’un des deux mots grecs qui sont traduits par « homme » ou « humain » ; anêr ou andros désigne l’homme mâle et adulte, le mari et anthôpos désigne l’humain qu’il soit homme ou femme, la personne (note de FGR)