Mon cher maître, et bon ami,
Combien vos visites me sont précieuses et me donnent une impression de sécurité. On sait exactement avec vous ce qu’on doit penser des menaces ou des offres du destin. Je suis de votre avis quant à l’affaire. Elle se présente sous un jour qui me force à prendre encore de l’altitude pour surmonter tous évènements. Primo, pour régler tous intérêts, je vous adresse ci-joint une lettre dont vous ferez l’usage qu’il faut. Je ne sais si ces documents doivent être déposés chez notaire, ou bien remis à l’intéressé. Je compte sur vous pour que le nécessaire légal soit accompli. Vous me direz si je dois ajouter quelque chose. Secundo : il apparaît, si j’en crois vos renseignements et tous ceux d’ici que nous ne passerons pas avant un mois ou deux (les dossiers ont l’air de cheminer. On ne se presse guère). D’ici là, je vais mettre au point encore quelques documents. J’ai terminé aujourd’hui une série de petits poèmes qui viendront en fin des « Barreaux d’or ». Et j’ai un gros travail en perspective pour au moins un mois.
Ce qui me fait le plus réfléchir, c’est la nécessité de ne pas concevoir d’arrêt dans l’activité présente. Évidemment, si l’on en croit les apparences, on peut se dire : je n’ai plus que soixante jours à griffonner. Après… C’est un autre cycle. Mais cette pensée me semble être affreusement égoïste (non point pensée, tentation). Et je suis obligé de lutter contre le penchant que j’aurais à préférer une solution brutale, en plein essor de vie… Oui penchant. Oui et non à la fois. Je n’incline pas pour le suicide. Quoique. Non point le désespoir, mais la volonté de refus de participer aux entreprises d’un monde bas pousse quelquefois le poète à rechercher l’évasion par la porte de la folie. Ce fût le complexe d’un jeune surréaliste, et celui de Makovsky. Quand on ne fait plus partie de la terre, de la famille trop aigrie, quand il ne reste plus qu’un îlot d’amis tous enchaînés ou impuissants, il semble que ce soit sacrifice heureux de jeter en crachat (voilà bien la violence qui revient) à la face de ses ennemis une chair surmontée en tous points pour leur démontrer qu’on ne tient point, soi, à ce fameux trésor qu’ils désignent, eux, sous le nom fallacieux de personne humaine, et qui n’est que l’ombre d’un rêve.
Mais si je brise cet égoïsme, cette fureur dernière qui me pousserait à rompre, à divorcer, à demander le bourreau comme un ami, pour me séparer de tout ce qui est la répulsion, reste alors la nécessité (très chrétienne) d’accorder aux siens (sa famille, ses amis) le bénéfice d’une lutte suprême. Ce sont les mauvais combattants qui jouent au dernier carré. L’exemple n’est jamais suivi. Il pénètre peu la légende. On exige de nous autre chose qu’un sacrifice physique. Et qui l’exige ? La Loi qui veut que nous soyons là pour démontrer la supériorité d’une certaine conscience. Ce qui nous a jeté en prison, c’est la violence, l’incompréhension générale, l’utopie, la haine, toutes espèces de monstres humains. Ce qui nous sortira, nous, et tous ceux qui espèrent encore à la vie, c’est la ferme douceur, l’intelligence appliquée, la raison, et l’amour des hommes. Je sais bien que le danger est grand de se jeter en travers des masses. Il est aussi grand d’attaquer les libéraux dans leurs songes. Mais Paul a dit « Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ? » Pour que Dieu soit avec nous, il faut que nous soyons avec lui, non pas dans le fléchissement servile, mais dans le rayonnement autoritaire. 5La Bible dit avec quelle autorité Jésus parlait).
Je vais donc mentalement lutter contre moi-même pour m’arracher à cette faiblesse de croire que tous les petits travaux que j’ai faits ici sont suffisants pour une modeste gloire posthume. Le travail qui nous attend, si l’épreuve ne s’abat pas sur nous, est d’une âpreté terrible. Et nous sommes engagés dans une voie où nous avons charge de diriger les aveugles. Le pays est dans un tel danger, nos amis sont si menacés (et par nos amis je comprends presque tous mes adversaires du jour, ceux qui croient que leur vérité est un bouclier suffisant contre la catastrophe qui vient) qu’il nous faut durer à travers tout. Depuis ce matin je suis hanté par l’humilité de servir. Vous avez contribué à me faire comprendre que mon destin n’était peut-être pas de me retirer du combat, par un geste inutile.
Voilà. Je travaillerai dimanche à des notes pour vous (maçonnerie et défense camarade Lyon). Vous les aurez la semaine prochaine. Beaucoup d’arguments. Là aussi, il faut attaquer dur. L’erreur est coriace. Dîtes à Mlle Roux combien je l’aime profondément. Elle est la compagne qu’il me fallait trouver. Et vous êtes le défenseur prévu d’En-Haut.
Mille respects et amitié mon cher maître. Avec sérénité.
J. Mamy