JM à Pierre Leroy (Fresnes 49/03/17)

Mon cher maître,

Pas de nouvelles de vous, bonnes nouvelles. Quoique le rez-de-chaussée de Fresnes soit assez remué aujourd’hui. Un condamné, Lucien Prévost (du 17 déc 1948) est déjà passé au président avant-hier, tandis que d’autres, d’octobre ou novembre, attendent encore. Comme je suis du 24 déc, je me demande si nous n’allons pas passer vite. Et il me semble que nous aurions intérêt à attendre, à moins que tout soit décidé dans un sens ou l’autre.

Comment vous expliquer le sentiment du condamné ? Il est si complexe. Pour celui qui a dépassé le stade de la souffrance, l’épreuve n’est rien. Mais il apparaît juste de vaincre la bêtise animale des persécuteurs (Daniel dans la fosse, les hébreux dans la fournaise, etc…). Quoique les martyrs qui n’ont pas réussi soient nombreux. Je dis bien bêtise animale (nous en avons été). Que penseront de leurs actes dans quelques années les magistrats les plus sectaires ? S’imaginent-ils qu’on peut étouffer une vérité par des crimes, si légaux soient-ils en apparence ? Les hommes sont toujours forcés de s’opposer à l’idée. On ne peut pas plus empêcher la liberté de se répandre que l’ordre de s’instituer. Mais ce monde matériel est fragile. Le moindre feu le dévore, et c’est poussière et destruction.

Il y a l’envie d’une nouvelle expérience (plus belle) dans l’au-delà, délivré des contingences, parvenu à la connaissance de l’immatériel (celle-ci doit s’opérer sans rupture ou non ? L’essence ne souffre jamais de la volatilisation des formes). Il y a le souci d’aider dans leur faiblesse ceux qu’on aime. Ce fleuve d’amour pour les êtres chers, qui eux aussi passeront par la porte de l’évanescence pour aller plus haut. Il y a la compassion pour ceux qui nous condamnent, qui souffrent tant obscurément de leurs désirs inexprimés, qu’il leur faut déblayer charnellement le chemin devant eux. Et plus ils usent de violence, plus les cadavres s’accumulent, plus les ténèbres envahissent leur conscience. En somme, le dernier souci du condamné que je suis (en apparence, mentalement, je n’accepte pas la condamnation) serait maintenant de se justifier. Mais c’est déjà fait. Et puis la vie court si vite. Regardez les évènements depuis trois mois. On est ahuri en pensant à quel point ce que nous avons dit « colle » avec les catastrophes de demain. Il ne fait pas bon d’être bon prophète devant les mauvaises foules. A vouloir dire la vérité, on se fait piétiner.

Qui peut nous sauver ? Mais tout est sauvé. Surtout ne pas chercher à se sauver. L’occidental, pétri de religion des formes s’agite toujours dans son cauchemar mouvant. On accuse l’Allemand de « dynamisme du devenir ». Mais le Français donc !! Sous son nationalisme de plâtre, il est inquiet, effervescent. L’oriental, lui, atteint plus facilement la sérénité, la connaissance du plan réel. Il éprouve le contact avec la transcendance. Les chocs de la terre ne l’atteignent plus. Non pas indifférence dans le Nirvana, mais distinction entre le réel et le non-réel. Actif dans le réel, passif (patient) dans le non-réel. C’est ainsi que les soucis se figent sur les lèvres des bouddhas.

J’attends que vous m’apportiez un manuscrit que j’ai demandé à Jeannette Roux (la cuve à serpents). Je dois l’intercaler dans un travail que je viens de recommencer avec un certain goût. Il me faut me dépêcher si je dois tout mettre en ordre avant la décision, pour prendre toutes précautions. De toutes façons (ce que les hommes d’une certaine violence —et la froide raison juridique est souvent violence, contrainte morne— ne peuvent pas savoir), la vie s’ouvre belle devant quiconque n’attache pas de réalité à l’événement, à la fausse manifestation de la forme. A ouvrir la Bible on lit « C’est en lui que nous trouvons la vie, le mouvement et l’Être ». Que peut-il nous manquer ? La chair ne compte plus. S’imagine-t-on qu’on nous prive de quelque chose, quand Dieu nous accorde tout ? C’est dans Son Amour que nous avons notre récompense et notre consolation (guérison de tout). Dans la vie éternelle, il n’y a pas de conflit.

Je vous suis reconnaissant de tous vos efforts. Ceux que vous me dîtes, ceux que je devine. Mon plus grand effort est de susciter en moi, à l’infini, des torrents de bonté pour laver toute amertume intérieure —si j’en avais !

A vous voir bientôt.

Mille respects et amitiés.

Votre J. Mamy