Mon cher maître,
J’ai bien reçu votre mot m’annonçant la convocation pour le 24.
J’ai appris ici tout à l’heure quelques petites choses sur le dossier. Ces renseignements vous seront utiles. Vers le mois de janvier on nous a précipités, sous pression d’un certain parti politique, puis la situation a été rétablie par des amis. Et le dossier arrive tout juste dans des délais normaux. L’affaire est considérée comme uniquement politique. Il s’agit de savoir si l’on est pro ou anti, et je serai marqué, aux dires de mes informations, comme un anti, très agissant et habile (sic)… (l’affaire SD ne compte pas, ni les non-rentrants. Seule la qualité d’anti (sic)).
C’est sur ce terrain qu’il faut se placer (non pas pour plaider la cause, mais pour montrer qu’on connaît les dessous de l’affaire). Il s’agit de savoir si le monsieur penchera à droite ou à gauche. C’est tout.
Les élections sont bonnes. Les démarches sont influentes. Tâchez de savoir s’il y a Conseil de la Magistrature dès vendredi (après-demain) ou la semaine prochaine seulement. (Je vous donne tous ces tuyaux en vrac, mais ils sont très sûrs. Je sais aussi que la Commission a laissé au Prés. Toutes ses responsabilités sans vouloir prendre parti. C’est tout ce qu’elle pouvait faire).
Peut-être —puisqu’il y est très sensible— pouvez-vous dire que l’exécution aurait un retentissement considérable dans la Presse —de droite— alors que la non-exécution ne provoquera aucun remous de l’autre côté (ils sont enfoncés).
Je vous suggère tout cela. Vous savez mieux que moi ce qu’il faut dire.
Peut-être voulez-vous simplement plaider la défaillance et attirer la générosité. Vous verrez s’il est mieux de rester sur le plan sentimental, ou d’aborder franchement les contours politiques de l’affaire. Je vous ai donné tous les tuyaux que je pouvais avoir de mon côté.
Il me semble que chaque jour gagné est bon, et que c’est uniquement une question d’influences, d’opportunité, d’examen des conséquences etc…
Mettez-le en face de ses responsabilités. Moi j’ai pris les miennes. Demain (et même déjà aujourd’hui) politiquement, c’est nous qui avons raisons devant la foule.
Veut-il que ce soit mon fils qui explique le dossier au public ? Et les conditions dans lesquelles son père a été condamné ? Le temps est passé où l’on ne pouvait rien empêcher. Il fallait me fusiller plus rôt. Hier, c’était la Justice républicaine. Aujourd’hui ce serait brutalité. La semaine prochaine : assassinat.
Méfiez-vous qu’il ne prenne, rageur, une décision défavorable et précipite les choses pour mardi. Il faudrait (et on me dit de tous côtés que ce doit être ainsi) que la décision puisse être prise dans le calme en Conseil de la Mag. Mercredi prochain.
Donc prudence. Il passe pour lâche, hypocrite et buté. Je crois qu’on exagère et qu’il est simplement faible.
Moi, je fais tout cela pour lutter jusqu’au bout. Non pour moi, mais pour tous. De toutes façons je servirai —et j’aurai servi. Ce que je vous laisse sera une arme. Si je reste, ce sera pour combattre. Je n’ai pas attendu quatre ans et ½ pour m’esquiver à l’heure H. Nous vaincrons contre le mensonge. Il faut délivrer ce pays et le monde d’un effroyable danger. Et nous sommes, nous, les militants d’un certain ordre, les mieux entraînés pour la lutte.
Vous savez tout cela. Je puis, à l’heure d’une épreuve, atteindre pour moi les hauteurs métaphysiques qui me permettent de la surmonter ; mais, s’il s’agit d’un combat politique à mener où les intérêts de notre communauté sont en jeu, il convient de ne pas perdre pied. Profitez de la défaillance de l’adversaire : il chancelle. Il a besoin de nous pour ne pas être entraîné dans une débâcle inutile pour la nation. Il est quémandeur. Nous avons barre sur lui. Depuis trois jours la situation a évolué complètement.
Je vous dis tout cela avec ma foi. Mêlez-y la vôtre, tempérée par l’expérience, l’habileté et le talent. Mon cher maître et grand ami, je ne vous demande pas de sauver une carcasse matérielle qu’il n’est qu’une ombre. Je vous demande de plaider la vérité d’une attitude. Même si l’adversaire (que l’opinion publique réprouve aujourd’hui, alors qu’elle nous approuve déjà) n’admet pas cette attitude, il doit la respecter.
Croyez-moi votre tout reconnaissant et dévoué.
J. Mamy