Dimanche 20 Mars 1949
Mon chéri,
Depuis le mois de Novembre, j’avais deux préoccupations :
- la menace qui pesait sur toi ;
- et la ténacité de l’animal qui dévorait Frédéric [1] (je t’accorde que la 1ère était plus sérieuse —encore que son issue me paraissait plus sûrement favorable).
Nous avons, aujourd’hui, eu raison de cette méchante bête. Et je trouve que c’est de bon augure. Voilà une semaine qui commence bien ! Ta mère, que j’avais invitée à venir passer l’après-midi à la maison, s’en est réjouie avec moi. Et nous nous promettons, pour dimanche prochain, une bien plus grande joie. Mais ce ne sera pas une surprise. Je n’y crois pas, moi, à une exécution.
Autant je sentais, du 1er au dernier jour, la condamnation. Autant, je suis sûre de la grâce.
Je sens ta tête très solide sur tes épaules. Et tes épaules très solides pour accueillir bientôt une petite frimousse toute ruisselante de larmes, mais de larmes de joie.
Il te faudra peut-être, entre-temps, aller, pendant quelques mois, casser des cailloux à Biribi [2] —(c’est une image. On essaiera de limiter le voyage à Fontevraul t[3])— Mais j’ai l’impression que ton séjour y sera bref.
On va voir ce qu’auront donné les élections d’aujourd’hui : certainement pas une victoire communiste (quand ma lettre te parviendra tu auras sans doute déjà tous détails sur la question).
Ainsi, tu réclames qu’on t’écrive tous les jours !!! Je te trouve bien exigeant !
Je veux bien faire cet effort pendant quelques jours, mais sitôt le nuage passé, et le beau temps revenu, ne vas pas t’y habituer. À nouveau, je t’écrirai des petits bouts de lettres de rien du tout, et pas plus d’une par semaine. Mais je t’embrasserai chaque soir avant de m’endormir.
Gros baiser, Mon chéri.
JR
[1] De mémoire, j’avais attrapé un « ver solitaire » (note de FGR)
[2] Le terme « Biribi » désigne, non un lieu réel, mais l’ensemble des bataillons disciplinaires stationnés en Afrique du Nord et destinés à recevoir les militaires réfractaires ou indisciplinés jusqu’au début du vingtième siècle. Dans ces véritables bagnes, les soldats effectuaient divers travaux de force soumis à un régime très dur.
[3] Abbaye de Fontevrault (Maine & Loire) : transformée en établissement de détention par Napoléon 1er (décret du 18 octobre 1804) ainsi que Clairvaux et le Mont Saint-Michel. La prison sera fermée le 1er juillet 1963. Conçue pour recevoir 700 prisonniers, la centrale en a reçu jusqu’à 1600 en 1942 et 1200 en 1943. Fontevrault fut considérée comme la centrale pénitentiaire la plus dure de France, avec celle de Clairvaux, comparable au bagne. On y comptait, en moyenne, deux décès par semaine.
Pour mémoire, j’ai été, de 1951 à 1957, régulièrement en colonie de vacances au Château de Turquant (propriété du Ministère de la Justice située à quelques kilomètres de Fontevrault) où nous étions « servis » (cuisines, réfectoires, ateliers…) par des détenus « politiques », en costume de bure, dont une partie rejoignait la centrale de Fontevrault tous les soirs pour y passer la nuit ; les autres, sans doute « plus sages » dormant dans des salles du château aménagées en cellules. Une fois, l’un d’eux s’est échappé par une des fenêtres de mon dortoir et j’ai assisté à sa recherche par les gendarmes et les chiens policiers.
Si mon père avait été gracié, il est fort possible qu’il ait été alors un de ces détenus qui m’aurait ainsi vu tous les jours pendant mes mois de vacances !!! (note de FGR)