Ma réaction à la découverte du grand secret de famille
3 juin 1966
Cher Monsieur,
Ou plutôt cher Bernard si vous me le permettez, votre carte du 5 mai dernier m’a, je l’avoue, beaucoup surpris. Je ne m’attendais pas à une telle révélation et j’ai cru devoir en avertir immédiatement ma mère avant de répondre à votre rendez-vous. En effet, je la considère comme seul juge de ce que dois connaître de ce passé. Elle en a d’ailleurs été particulièrement touchée et je me félicite donc de ma réaction. Elle a été très heureuse de se libérer de certains secrets qu’elle conservait depuis bien longtemps. Je crois pour ma part qu’elle a eu raison de ne pas me parler de vous plus tôt car, même aujourd’hui, cela m’a donné beaucoup à réfléchir et il est probable qu’une telle révélation faite lorsque j’étais plus jeune m’aurait frappé exagérément.
Votre lettre du 26 mai m’a été très agréable, à vrai dire je l’attendais. Votre action, en effet, ne pouvait se résumer à cette carte que, dans mon for intérieur, je trouvais un peu sèche et laconique. Mais pouvait-il en être autrement pour une première tentative directe ?
Cette dernière lettre de mon père dont je n’ai pratiquement aucun souvenir, jointe à celles que maman m’a fait lire, m’a beaucoup édifié sur cet homme que je ne connaissais que fort peu.
Tout ce que j’en savais, je l’avais deviné à la suite de recoupements, en utilisant des détails infimes échappés de la bouche de ma mère ou de ma famille. J’ai dès lors une vue beaucoup plus nette d’évènements que je m’étais juré de ne jamais évoquer le premier, laissant à ma mère la liberté de m’en parler ou de garder ce secret. Il est certain que maintenant je voudrais en savoir plus sur mon père (il m’est encore difficile de dire notre père, mais je pense que c’est compréhensible et que cela viendra) et surtout lire ses écrits, non pour faire miennes ses idées car de mon propre chef j’ai pris une direction spirituelle totalement opposée, probablement à cause de mon goût pour les sciences physiques et mathématiques, et je ne conçois pas actuellement d’y revenir, mais pour ma propre culture car le peu que j’en sais m’a montré un homme extraordinaire comme il en existe bien peu aujourd’hui. Cette vie vouée à des causes qu’il défendait parfois presque seul est un exemple que je serai bien incapable de suivre.
Il est certain d’autre part que je veux vous connaître et que d’avance je vous remercie des tentatives que vous avez faites pour me voir suivant ainsi le vœu de notre père et vos propres sentiments. Il est certain que dans pareilles circonstances j’aurais agi exactement de même. De même que j’aurais agi si j’avais été à la place de ma mère. Je ne veux pas non plus que cette entrevue reste distante car vous êtes mon frère et loin de moi l’idée que vous vous imposez à moi comme tel. J’aimerai qu’elle se renouvelle et que nous puissions faire plus ample connaissance, nous avons tant de choses à nous dire avant de nous connaître comme deux frères peuvent le faire. Il est certain qu’une telle entente présente des difficultés mais plus nous pourrons l’approcher mieux cela sera et plus notre père sera content car je sais que lui nous voit puisqu’il l’a vu alors que moi, plus tard, je ne verrai personne puisque je n’y crois pas, les idées de chacun étant valable pour chacun.
Cependant, je ne veux pas non plus m’imposer mais je crois que vous et moi comprendrons ce que nous avons à faire et j’espère qu’il en résultera une compréhension mutuelle élevée.
Je ne puis malheureusement vous dire quand je peux venir vous voir car pour quitter l’école je dois poser des laisser-passer et je ne connais pas toujours longtemps à l’avance mon programme qui change souvent. Je pense donc que je passerai en fin d’après-midi un jour à votre bureau. N’hésitez pas ce jour à me dire si je vous importune auquel cas j’essayerai de trouver avec vous une date qui vous conviendra mieux.
Fraternellement
Frédéric Roux