En quête d’un père

Né à Paris pas encore libéré; en juillet 1944.  j’ai été élevé en famille par trois femmes : ma tante, Georgette, née en 1907, modiste, ma mère, Jeanne, célibataire, née en 1911, secrétaire et ma grand-mère, Marie, veuve de guerre, née en 1883, employée de bureau au greffe du Tribunal d’Instance.

Toutes s’appelaient Roux, comme mon grand-père, le sergent Georges Roux, mort au champ d’honneur à Verdun en septembre 1917.

Il y avait bien une quatrième femme, âgée, que maman allait voir de temps en temps avec moi. On l’appelait « Mita ». Ce n’est que quand j’ai été « vieux » et que j’ai atteint sept ans, « l’âge de raison », qu’on m’a dit qu’elle était aussi ma grand-mère, la mère de « mon père ». Mita s’appelait Mamy.

C’est quoi un père ?

Pendant des années, j’avais cru que je n’avais pas de père. Je ne savais même pas ce que cela voulait dire. J’ai compris plus tard que j’étais né de père inconnu, au moins pour moi, car ma mère le connaissait, mais ne m’en parlait pas.

Mon père est resté longtemps, très longtemps, un mystère, que même adolescent je n’ai pas cherché à percer. Je sentais que ma mère ne le voulait pas et je respectais son silence et son secret. La guerre, période troublée, n’avait pas permis qu’ils se marient avant qu’il ne meure.

Boursier, j’ai fait de bonnes études et, à 20 ans, je suis entré à l’École Polytechnique.

Mais c’était qui, ce père ?

Un matin du printemps 1966, alors que j’étais à peine majeur, j’ai reçu rue Descartes, une lettre signée d’un inconnu, du nom de Bernard Mamy. Il y avait joint la copie d’une lettre signée Jean Mamy, datée du 28 mars 1949. Ce fut pour moi un bouleversement profond.

La sobriété de cette dernière lettre du condamné à mort à son fils Bernard, âgé alors d’à peine plus de 17 ans, n’a d’égal que son intensité dramatique.

Dure mission pour un adolescent à peine sorti en 1949 des moments difficiles qui l’avaient séparé d’un père aux facettes plus multiples que celles de sa double vie.

28/3/49

Mon Bernard

L’épreuve que tu subis ne doit pas te paraître dure si tu sais regarder déjà plus haut que la terre. Je ne te quitte pas. Je ne quitte personne. Je suis toujours là. Il n’y a pas de séparation. Il faut que tu vives intérieurement dans l’immense paix de cet Amour indicible que j’ai trouvé de plus en plus ces jours derniers. Si tu savais comme la vraie vie est pure et belle. La Bible dit « le Royaume de Dieu est au dedans de nous ». C’est la vérité absolue. Tu ne souffriras jamais. Tu rayonneras de joie et de bonheur et tu répandras autour de toi des bénédictions sans nombre si tu acceptes cette simple vérité.

Je t’ai aimé par dessus tout. Mais avant de partir je dois te faire une confidence : Ne me juge pas. Accepte ce que je demande.

À ton insu (car nous étions séparés ta mère et moi depuis de longues années), tu as un frère. Il a cinq ans. Le jour où tu commenceras à sentir s’éveiller en toi un sens d’affection fraternelle, je voudrais que discrètement, sans que ta mère en prenne le moindre ombrage, tu le connaisses, tu l’aimes, tu le protèges, tu l’aides, tu fasses pour lui ce que j’aurai fait.

Tu es mon fils que j’adore. Et c’est parce que je te sais un grand cœur loyal, droit, sincère, profond, que j’ose te confier cette mission particulière.

Je voudrais aussi que tu honores notre nom. J’avais consacré ma vie à un combat contre l’erreur. Monte plus haut que moi. Élimine toute violence. Détruit toute l’erreur par l’Amour. Sache que Dieu est notre père à tous et qu’il est tout. Il te bénira sans relâche comme il me bénit, comme il bénit tous les hommes qui ouvrent les mains pour recueillir ses dons.

Je suis avec toi toujours, puisque je suis avec Dieu. C’est en lui que tu me trouveras.

Et sans émotion humaine, mais avec une tendresse infinie, je t’embrasse. N’aies pas de douleur. Tout est bien. Éternellement.

JM

PS : Je te confie aussi ma mère. Tu l’accompagneras jusqu’au bout avec un amour totalement dévoué.

La lettre de notre père, était datée de la veille de son exécution !!! Surprise ! Découverte ! Interrogations ! Qui était ce père ? Pourquoi l’avait-on fusillé ? Et ce frère ? Qui était sa mère ? Et ma mère ? Connaissait-elle ce fils, ce Bernard ?

Toujours est-il que ce jour-là j’ai su que j’avais un père, j’ai su que j’avais un frère.

C’est quoi ce frère ?

J’ai longuement lu et relu la lettre de Jean Mamy. J’aurai dû dire la lettre de mon père, mais c’était quand même un peu nouveau pour moi de découvrir, à 20 ans, que j’avais un père, comme les autres. Un père que je n’avais jamais vu, un père décédé, ça encore ça pouvait passer, un père inconnu, passe encore, un père qui aurait abandonné ma mère enceinte, il y en avait plein les journaux, mais un père prisonnier, mais pas prisonnier par l’ennemi, un père condamné, un père fusillé.

La lettre d’accompagnement de Bernard précisait que le 29 mars 1949 au matin, Jean Mamy, notre père, avait été passé par les armes dans les fossés du Fort de Montrouge.

Il me fallait en savoir plus. Il fallait aussi que j’en parle avec ma mère, qu’elle me dise tout, ou du moins qu’elle me donne sa version.

Elle m’a dit « Ça devait arriver, mais maintenant tu es grand, tu es sage, tu peux comprendre, tu es raisonnable. Je pense que tu sauras décider par toi-même ce que tu feras dans ta vie sociale… j’avais peur, j’avais peur que tu sois entraîné dans la spirale politique qui a conduit ton père à la mort… j’ai encore peur, mais je n’y peux plus rien. »

Elle ne m’en a pas dit beaucoup plus, si ce n’est que mon père avait été cinéaste, qu’il avait fait beaucoup de jolis films, qu’elle avait travaillé avec lui, qu’il avait été journaliste, pendant la guerre, que ce qu’il avait écrit n’avait pas plu, qu’il avait été arrêté après la guerre, jugé et condamné, point final.

Je ne lui ai rien demandé de plus, respectant ses silences.

C’est qui ce frère « âgé de 35 ans à sa naissance » ?

J’ai tout récemment découvert dans les archives de mon frère qui venait de décéder le 3 février 2023, la lettre manuscrite que je lui avait écrit en réponse à la sienne. Elle est un témoin irréfutable de ma réaction assez rigide où transpirent mon émotion et mon bouleversement : pour la découvrir cliquez ici.

Quelques jours plus tard, je rencontrai mon frère pour la première fois dans son bureau de directeur. Pendant une heure nous avons échangé sur nos parcours. Il m’a raconté un peu de notre père, guère plus que ce que m’avait dit ma mère, pratiquement rien sur ses activités politiques, mis à part qu’il avait été Vénérable de sa Loge avant de quitter la franc-maçonnerie, ce qui était pour moi de l’hébreu.

Bernard m’a surtout dit combien il avait été bouleversé par la dernière lettre de son père, la découverte de mon existence et que depuis quinze ans, il n’avait cessé de chercher à me rencontrer pour obéir aux dernières volontés de notre père, mais que ma mère avait toujours fait obstacle à ses tentatives.

Lorsque l’entretien arriva à son terme, nous nous quittâmes sans effusion excessive.

J’ai mis très longtemps à découvrir quelques bribes de la vie de mon père. Ma mère était discrète et tenait à me protéger des dangers qu’elle avait vécus, de l’autre côté des barreaux d’or [1] derrière lesquels Jean Mamy lui a écrit, pendant près de cinq années, la lettre d’amour hebdomadaire à laquelle il avait droit. J’ai respecté son secret et, même si je mourrai de l’envie de savoir, je n’ai, de son vivant, jamais été au delà de quelques questions simples et des réponses qu’elle a souhaité me donner.

Des lettres de Fresnes « censurées»

Peu de temps avant le décès de ma mère en septembre 1994 à l’hôpital de Senlis, mon fils ainé, Pascal, profita de l’appartement du boulevard Diderot où j’avais passé ma jeunesse et dont je venais d’hériter, pour y installer son foyer. Lors de son emménagement, mon deuxième fils, Éric fit la découverte d’un paquet de lettres ficelées dans le bureau de la salle à manger. Il les emporta, sans m’en parler, en lut un grand nombre, puis, un jour, me dit : « Papa, sais-tu que je possède un grand nombre de lettres que ton père a écrit à Mamie avant de mourir ? Je suis sûr que ça te ferai plaisir que je te les restitue. »

Ce sont ces lettres [2] qui m’ont fait découvrir la première partie de mon père. Un homme amoureux, poète, écrivain, privé de sa liberté pour des motifs que je comprenais être politiques dans une période troublée qui ne nous avait jamais été enseignée à l’école. Un homme qui avait l’espoir d’être prochainement libre et qui planifiait de me faire une petite sœur puis d’aller vivre avec ma mère en Argentine ou en Australie ou encore à Madagascar, pour s’éloigner de ses mauvais souvenirs d’une Europe déchirée par la guerre et de ses anciens adversaires venus au pouvoir.

Une masse d’archives

La suite, je l’ai découverte dans les archives de mon père, dans ses manuscrits et dans de nombreux ouvrages historiques où il était question de lui.

Ne pas avoir eu de père pendant mes vingt premières années ne m’a pas empêché de me construire sainement et solidement.

Avoir appris à 20 ans que mon père avait été fusillé pour faits de Collaboration, ne m’a pas empêché de faire carrière et de réussir ma vie professionnelle et ma vie familiale, sans en subir de véritable perturbation.

Le temps arriva où j’estimai que Jean Mamy, mon père, méritait mille fois plus que le peu d’intérêt que je lui avais consacré jusqu’alors. Et il se peut que les historiens et autres spécialistes des sciences humaines trouvent le livre que je lui ai alors consacré, complété par le présent site, matière intéressante pour leurs travaux et leurs réflexions.

J’ai bien conscience que le sujet est toujours polémique et qu’il peut prêter à toutes sortes de réactions, y compris hostiles et violentes, mais j’ai la ferme certitude, quelles que puissent être les éventuelles attaques que je pourrai subir, qu’il fallait que j’écrive ce livre puis qu’aujourd’hui la majorité des œuvres inédites de mon père, Jean Mamy, soient progressivement publiées.

[1] Les Barreaux d’or : recueil de poèmes écrits par mon père en prison (Éditions du Château, Sion 1962)
[2] Ces lettres sont accessibles via l’onglet « Correspondance »