Choc de générations

En ces temps où les obédiences de tous ordres, composées des vieillards les plus différents d’opinion, font peser sur la France le poids écrasant de leurs luttes stériles, en ces moments de libertés dernières où nous voyons poindre le spectre d’une guerre civile à peu près inévitable, en cet aujourd’hui à la fois triste de nos chagrins collectifs, et animé du désir irrésistible d’accomplir la volonté suprême d’un destin qui ne veut pas que la France meure — (ce pourquoi nous crions pour qu’on se groupe contre le danger)— en cette semaine où Vichy a interdit Tartuffe, où la maçonnerie parisienne s’en gausse, où les meilleurs chrétiens, inquiets, voient avec stupeur certaines gens d’Église abandonner leur mission spirituelle et faire preuve du cléricalisme le plus inopportun, où le communiste rage et se terre, où le vieux socialiste, toujours aux ordres de la ploutocratie, distille son poison sans vertu dans ses feuilles invendues, où le peuple se détourne avec dégoût de la comédie infâme que lui jouent trusts et politiciens, en cet heure, libre encore des censures bien-pensantes, dépêchons-nous, avant que nous interdise de parler de tout, de dire leur fait aux véritables grands responsables — (non de la décadence de cette génération, qui est avouée— mais du ridicule de cette décadence)— à ceux qu’on nomme justement et durement, parce qu’ils le sont âme et corps : les « vieux ».

En France — comme partout, mais plus qu’ailleurs— est « vieux » qui est en retard sur aujourd’hui, qui s’est levé le matin avec l’idée traîtreusement arrêtée de recommencer la journée de la veille, parce qu’il n’a pas l’imagination de créer une nouvelle phase quotidienne du mouvement parce qu’il lui faudrait piétiner quelques préjugés, refuser quelques amitiés douteuses, bousculer quelques intérêts personnels. Est « vieux » qui pense à son or, à son dogme, à sa famille, à son parti, comme à des choses définitives, immuables, destinées à ne pas revêtir toutes les formes de la transfiguration. Est « vieux » qui n’envisage pas la vie comme un combat enthousiaste, où le risque détermine la victoire, où la violence révèle la force, où la grandeur quotidienne ne néglige pas les faibles, mais les contraints à demeurer modestes. Est « vieux » qui tourne la tête continuellement en arrière, refusant de voir, sentir, toucher, comprendre que le monde avance, et soi avec, et que celui qui marche le premier a des chances d’arriver plus vite à l’étape et d’être le moins fatigué. Est « vieux » qui fait de la tradition une loi d’avenir et non pas un acquis du passé, qui pense à Louis XIV et non pas à Henri V, à Charles XI, à Louis XIX. Est « vieux » qui s’extasie sur 1789 mais qui s’épouvante à l’idée que 1942 pourraient nous apporter l’effroyable et salutaire décapitation de toute la corpulente bourgeoisie envenimée de rage contre le peuple qu’elle a brimé et spolié. Est  « vieux » le radical, le libertaire, le socialiste marxiste, le communiste, le conservateur, l’agent des trusts, le politicien, le républicain pantouflard, le royaliste timide, le jeune « swing » anglophile, le sectaire, le militaire borné qui ne fut jamais qu’un gendarme du peuple.

Est ouvrer est vieux » tout ce qui à construit sur la propriété hilarante, sans vouloir risquer son capital, sans décuplé et diffuser les produits de la terre, tout ce qui à construit sur un dogme qu’il refuse de soumettre à la critique constructive de la génération naissante.

La France est un pays de « vieux », qui veut empreindre sa jeunesse de conception vétuste. Il leur faut qu’on soit « vieux » dès 15 ans. Il leur faut que l’adolescence supporte dès le lycée où l’école primaire le poids effarant de tout l’arbitraire accumulé par les faux savants et penseurs, dont la diffusion de « l’erreur » est devenue le gagne-pain quotidien.

Les statistiques de la dénatalité française qui laissent indifférents nos vieillards égoïstes et tremblants, sont effroyablement caractéristiques. Dans peu d’années, une toute petite partie de la nation encore jeune et virile supportera à elle seule le fardeau de ces vieilles générations qui, n’ayant pas procréé, auront dilapidé leurs forces vitales au gré de tous leurs caprices et leurs défaillances. La France, premier pays du monde en 1700, avec 20 millions d’habitants, en est aujourd’hui le sixième. Où ces fautes l’auront-elles conduite en 1965 ? Pour en avoir accusé la semaine dernière l’égoïsme et l’étourderie féminine, nous avons récolté bon nombre d’injures vipérines, accompagnées de quelques protestations légitimes d’une ou deux mères de famille nombreuse qui sont évidemment hors de question et dont notre journal n’a cessé de prendre la défense. Mais elles n’imaginent pas à quel point elles constituaient d’heureuses exceptions. Aujourd’hui le mal est fait. La jeunesse française se trouve en présence d’un problème quasi insoluble pour elle. Il lui faut faire une révolution, nécessairement sanglante, contre un capitalisme bourgeois entêté et ses valets politiciens de l’une et l’autre zone, supporter le boulet des générations précédentes trop nombreuses, décupler la force agricole et industrielle métropolitaine, gouverner et exploiter l’Empire, en un mot, maintenir la France souveraine. Se rend-on compte, chez les « vétustes », de l’impôt injuste qu’on inflige à cette jeunesse française, que, d’autre part, on éduque guère pour la lutte nationale, mais à qui on a inculqué l’idée qu’elle devait régner sur un monde d’esclaves africains dévoués à la servir par les vertus des comptoirs financiers et de la persuasion chrétienne conjuguée ? S’imaginent-ils, ces cerveaux ramollis, que la France bourgeoise, bien-pensante, capitaliste, dévorée de luttes sociales, qu’ils nous lèguent, ne pourra passer le cap d’une demi-génération ? Sera-t-elle seulement capable de franchir les méandres du traité de paix, qui sera d’autant plus dur que nous serons faibles, « vieux », et peu disposés à accepter l’idée de l’Europe continentale et de l’Eurafrique, modernes conceptions d’avenir ?

Que faire ? Une seule solution, d’urgence : il faut détacher et la jeunesse de France du poids stupide de ses obligations envers le conformisme de ses égoïstes et pervers ainés, et réaliser l’unanimité nationale derrière cette jeunesse en respectant le principe sacré de l’unité française. Les générations qui nous ont précédé ce sont doucettement accoutumées au suicide lent de la nation. Démagogie et conservatisme ont pourri les élites et le peuple. Il se trouve qu’aujourd’hui, nous pouvons, à la faveur de la défaite, risquer l’opération chirurgicale de rattacher les enfants encore saints de ce pays aux conceptions modernes d’une jeunesse totalitaire exercée à la lutte et au travail, et de faire coïncider ce qui nous reste de force avec la France européenne. Si la France doit encore accomplir, dans l’espace et le temps, un cycle civilisateur, il faut oser lancer cette jeunesse sauve contre les préjugés de la vieillerie fripée qui, du « logos » communisant-maçon de Paris au pathos vichyssois, retarde nos pas et nos actes. Le Maréchal est trop vigilant, et d’esprit trop vif et jeune pour ne pas savoir que son entourage, aussi bien que les compères politiciens parisiens, risque de compromettre définitivement la situation de la France dangereusement embourbée.

Il n’y a pas de compromis possible entre vieillesse et action, entre l’or et le travail, entre Tartuffe ou M. trois points et la France, entre la mort et la vie. Ou bien la jeunesse de ce pays, ses révolutionnaires nationaux et ses prisonniers libérés prendront le pouvoir, ou bien la France sera définitivement morte, tuée par la stérilité de ses femmes, et par l’effroyable dessèchement d’esprit de ses conservateurs bourgeois. Le bateau sur lequel nous voguons péniblement ne coule pas encore. Mais il va droit sur les récifs. S’il y a naufrage, les « vieux » couleront les premiers, la France avec. Il faudra alors que l’Europe ramasse les débris de notre jeunesse et de notre Empire. Est-ce cela que veulent les agonisants de Vichy ?

Paul Riche