Lundi 28 janvier 1946
Ma petite fille chérie,
Je viens de remonter du colis et me dépêche d’écrire car cette semaine je n’ai pas tenu de journal pour Jeannette. D’heure en heure nous arrivent des nouvelles (qui ne sont peut-être que des bobards) qui indiquent par-ci par-là le caractère de la crise et les solutions que l’on est en droit d’espérer – et ceci m’a forcé à travailler beaucoup ces jours derniers. Aussi Jeannette, sans s’en trouver négligée, ne bénéficiera pas d’une lettre profonde et sentimentale comme elle le désirerait peut-être, mais d’une de ces brusques envolées de tendresse concentrée, qui pour être vive et spontanée n’en n’est pas plus mauvaise ni plus riche en émotions.
Tout d’abord le colis. Il est magnifique ton colis. Il est supérieur. Il est ahurissant. Il est passionnant. Il est épatant, savoureux, prometteur, distingué, complet, extraordinairement nuancé. Nous arrivons à faire tenir dans 3 kgs une gamme de sensations culinaires prodigieuses, à moins que je sois devenu complètement stupide et que je m’extasie devant un hareng fumé et un morceau de lard. Mais sais-tu que ton morceau de lard me fait 5 jours, que ta poudre d’œufs me sert à 3 repas différents et que je suis à genoux devant un morceau de réglisse et deux caramels. Voici pour les compliments. Pour les observations :
- veux-tu dire à ma mère qu’elle n’oublie pas la régulière douzaine de bouillons Kub qui servent à augmenter la valeur nutritive des potages
- itou de l’ail demandé
- si vous pouviez –mais cela n’est peut-être pas possible ou trop cher – mettre par semaine une boîte de 50 méta, cela serait parfait ; sinon, tout va très bien et merci, merci quand même.
Je me souhaite de sortir pour vous rendre tout cela au centuple en gentillesses, témoignages et cadeaux – et baisers par dessus le marché si vous y tenez, Madame la maman de Frédéric, le plus beau des blonds aux yeux violets.
Je crois que nos épreuves vont finir bientôt. Cette intuition n’est pas personnelle. La crise fait son abcès, et celui-ci va s’amplifier jusqu’au jour où il apparaîtra si volumineux que ceux qui l’auront provoqué devront fuir avec précipitation sous la fureur de l’opinion publique enfin réveillée. Il aura fallu deux ans, disent déjà certains journaux pour consommer la ruine totale de l’Empire. Comme résultat, c’est joli – et nous, pour notre part, nous sommes coupables de l’avoir prévu, prédit, dénoncé, et d’avoir essayé de parer le coup. Maintenant, le mal est fait. Il faudra réparer la France sur des ruines telles qu’on ne sait guère par où commencer le déblayage. Nous allons vers des jours très durs pour, peut-être, obtenir, selon nos possibilités et nos bonnes volontés et la bonne tenue du peuple, un appui d’un étranger qui nous a déjà avalé les meilleurs morceaux de notre domaine. Ainsi périrent Babylone et Ninive, Athènes et Rome, l’Espagne et maintenant à son tour la France. La vieille Europe n’est plus qu’un tremplin militaire entre le Nouveau-Monde (émigré de la veille) et l’Asie menaçante. Pour les gens délicats, il vaut mieux ne pas se mettre dans la bagarre. Pour nous qui sommes maintenant blindés, il vaut mieux au contraire que nous fassions notre métier de détecteurs de menaces prochaines. A renifler les mentalités, on arrive à préciser surement le mal latent et à annoncer les dangers futurs.
On ne peut pas prédire avec certitude quand tout cela finira ; mais il est certain que le mois de février 46 verra se produire en France de curieuses choses [1] [2]. Surtout, et je suis bien sûr que tu es prudente, ne te mêle d’aucune manifestation publique. On sent la poudre, d’ici. Voilà de bons conseils utiles. Méfie-toi du moment où les gens vont commencer vraiment à prendre feu sous l’empire d’une famine qui menace car les stocks sont paraît-il épuisés et les bateaux de vivres américains n’arriveront pas avant que l’ordre soit rétabli [3] (voilà ce qu’on chuchote de source sûre, mais tout cela n’est-il pas du Radio-Fresnes ?).
Sans vouloir polémiquer ou devinetter davantage, je préfère t’embrasser tout crûment avec ce bon gros cœur qui se fout du tiers comme du quart quand il est en présence de la femme qu’il a choisie pour amie. Je ne sais pas si nous aurons l’occasion de nous voir la semaine prochaine. On m’a dit que l’on n’était pas pressé, mais il se peut. Tout cela est bien imprévisible, et ce que l’on pourrait dire dans les prochaines conversations porte sur des choses si lointaines qu’il vaut mieux ne plus en parler. D’autant plus que maintenant le livre que nous avons écrit là n’est que le prélude ou le premier chapitre du grand roman à épisodes que nous allons continuer, j’espère. On ne s’arrête pas en si bon chemin. Voilà de quoi meubler un avenir déjà riche en souvenirs du passé qui constituent autant de promesses et de garanties.
Ma petite fille, très, toute petite fille, j’ai ouvert tous les jours de la semaine ma poche gauche, et j’ai vu que tu y étais toujours, quand j’ai envie d’avoir ton bécot, et ton sourire, et tes yeux limpides ou troubles, et ton silence, et ton bavardage.
Est-ce que tu ne m’écris plus parce que tu vas bientôt me voir mieux que dans une cage à poules ou es-tu devenue muette de joie ou d’inquiétude ? Surtout pas cela. Il n’y a pas de crainte à avoir pour ceux qui sont si cuirassés par l’expérience qu’ils ne peuvent plus prêter le flanc aux attaques sournoises. La vie aura encore de beaux jours et des sourires tranquilles et – mon Dieu ! Pourquoi pas ! – quelques semaines de repos et de pêche à la ligne ne nous messiéraient pas.
À bientôt te lire, te lire, te lire, avant de te voir, te voir, te voir, et avec toi le Frédi, Frédo, Frédé, Frédérico, Frédé frisé, Défririquiqui, fric, frac, froc, Défrédicquericquirit. Dis lui tout çà et mange lui l’oreille de ma part.
Baisers x par plus l’infini.
J
[1] Le Général de Gaulle démissionne du gouvernement le 20 janvier 1946 (Jean Mamy ne le savait probablement pas quand il écrit cette lettre le 28 janvier 1946, note FGR).
[2] Le 5 mars 1946, lors d’un discours prononcé dans une université américaine, Winston Churchill utilise pour la première fois l’expression passée à l’histoire « Rideau de fer » pour désigner les pays de l’Est sous le régime communiste (note de FGR – voir le texte du discours : http://mjp.univ-perp.fr/textes/churchill05031946.htm)
[3] En mai et juin 1946 les difficultés de ravitaillement provoquent de nombreuses grèves qui vont parfois jusqu’à l’émeute (note FGR)