JM à JR (Fresnes 48/11/14)

 

Dimanche 14 novembre 1948

Ma petite fille chérie,

Enfin, j’ai reçu de toi un bout de lettre cette semaine, un gentil bout de lettre, plein d’affectueuses choses. Où est le temps de mes trois lettres hebdomadaires ! Il y a deux ans on était plus bavarde. On se fatigue à trop redire des choses qu’on ne pense qu’à demi. Pas vrai ? Ou que de temps à autre. Ou bien, le temps parait si long qu’on ne sait plus quand tout ça finira. Il y a des gens qui ne croient plus au père Noël. Alors, lassitude ?

Et puis la question n’est pas que cela finisse vite ou que de longs mois restent encore à prévoir. Le gouvernement (celui d’aujourd’hui) a dit que l’Épuration serait terminée fin juillet et que les mesures de grâce commenceraient dès octobre 1949. À ce compte-là nous avons des chances vers 1951. Tu vois comme tout va vite.

J’ai été très saisi par les froids cette semaine, mais me suis rétabli rapidement. Deux très mauvais jours à grelotter de fièvre, heureusement passée, et à faire diète. Et maintenant nous recommençons d’arroser la salade avec la vinaigrette chimique de la maison.

Il parait que dehors il se passe des tas de choses. Je m’en f… J’ai du travail. Je me demande si je ne ferais pas mieux d’attendre encore quelques années en prison, tant je vois de choses à écrire. J’ai pensé bien sûr au scénario Valses Empire. C’est encore informe dans ma tête qui est meublée de trois grands sujets impérieux (trois pièces de théâtre, modernes, toutes trois dramatiques). Et puis je me replonge dans Shakespeare. Gros travail. J’ai eu ce mois dernier une avalanche de bouquins à disséquer. Il m’a fallu des heures d’études. Et je suis naturellement sollicité par les évènements du jour de sorte que nous ne retrouvons l’inspiration qu’à la bougie, l’heure du thé du soir. Festive récompense de journées de luttes mentales (au bout de quatre ans le combat semble ralenti. Mais on tient, jusqu’au dernier round. Vainqueur. On voit l’adversaire chanceler. Pas encore K.O.).

Je voudrais que tu sois un terrible bas-bleu [1]. On s’écrirait des romans. Comme on fait de la musique ensemble. Pour ton scénario, je m’inspire des mémoires des deux jeunes mariées de Balzac [2]. Ça débute un peu comme on imaginerait un doux film d’atmosphère princière, luxueuse, vaine, folâtre et rempli de délicatesse du cœur. Car la vie n’est que sentiment. On pourrait dire tout le contraire. C’est selon le moment.

Lundi 15.

J’ai déplié tous les petits paquets, avec mes grosses pattes, en songeant à tes doigts menus et j’ai déposé des tendresses sur toutes les inscriptions, pattes de mouches, suscriptions alimentaires que ton regard avait effleurées. Chaque vermicelle (il n’y en n’avait pas mais le nom est joli) est un accord secret. Chaque banane est un bonjour et le morceau de lard représente la continuité dans l’affection (à propos ne m’en mets plus que tous les 15 jours. Je trouve monotone de faire cuire ce corps gras régulièrement comme un métronome bat la mesure. Je sais que vous avez des difficultés dehors, mais je cherche à échapper à l’automatisme terrible des menus de prison et ma semaine m’apparait comme étant la 200ème répétition d’un déboulé gastronomique parfait en soi, mais qui menace de par son trop prévu de devenir une suggestion indigeste). Excuse les taches du papier. Ce sont des torticolis de pensée qu’on remet droit.

Peut-être trouverez-vous, ma mère et toi, quelques variantes. Il suffira de peu de chose. Le riz m’a fait plaisir, et aussi que le rôti soit remplacé par un pâté. Et aussi l’andouillette (tout ce qui est imprévu). Tu me diras que je deviens bien difficile. Non. Je me réveille d’un rêve lent. Pourquoi tout à coup pensons-nous à des coins de ville entrevus il y a longtemps, très connus, et où il nous semble être présents tant la vision en est vive ? Je revois à l’instant (mais quel rapport ?) le marché aux timbres des Champs Élysées, le coin de rue où habitait le capitaine je ne sais qui, qui faisait du cinéma, et d’autres immeubles. Depuis quatre ans, j’ai revu ainsi tout Paris, toute la France, un peu de l’Espagne, de l’Italie, de la Suisse, de la Belgique, des tas d’endroits qui reviennent comme des clichés.

Et depuis trois jours, j’ai des rêves d’une précision si lumineuse ! J’aurais dû les noter car on les oublie facilement. Mais tu fais partie d’un des derniers. Et tu y portais des bottines montantes à la mode de 1917 (tu n’as pas connu ces sortes de demi-jambières). Or, dans un opuscule tout récent de la dernière pièce d’Achard, on voit des photos représentant Yvonne Printemps avec de pareilles chaussures à tige. Voilà qui explique peut-être les bizarreries de mon sommeil.

Tu n’étais pas tellement contente de me voir. Je te dirai plus tard pourquoi.

Toujours pas de lettre de toi aujourd’hui. Il faudra que je t’achète une boîte de plumes.

J’espère que tu as fini par rejoindre à la gare Saint Lazare le petit homme du ciel. Dès que tu auras des nouvelles de mon ami Paul tu voudras bien me poster un mot.

Pour Flo., je n’ai rien à lui dire. Il sait bien ce qu’il faut faire. J’espère qu’il aura fait le nécessaire pour que nous n’ayons pas d’ennuis avec les voisins avant le printemps (et plus encore s’il se peut). Je ne suis pas du tout pressé de régler cette affaire. Veux-tu voir cela sans faute.

À partir de maintenant, tiens-toi toujours prête à venir le samedi, car je puis avoir des choses importantes et urgentes à te dire. Je te le ferai savoir par Floriot. Donc, tu décommanderas ma mère s’il y a lieu. Laisse-la venir ce samedi pour que je lui joue un superbe solo filial.

J’espère que le plus beau des blonds a perdu son parasite. Que ce soit sa première leçon politique. Il faut se débarrasser des suggestions (quelquefois très animées) qui s’accrochent à vous pour épuiser votre substance. Le ver solitaire est, par rapport à l’homme, ce que certains de nos torts sont aux nations. Je te félicite donc du petit Auschwitz intestinal que tu as négligé à ton bonhomme. Il s’en sort plus léger.

À bientôt te lire, abondamment. Je t’embrasse sur ton cœur de moineau.

J.

[1] L’expression « bas-bleu » apparaît au XIXe siècle pour désigner une femme de lettres
[2] Mémoires de deux jeunes mariées est un roman épistolaire d’Honoré de Balzac paru sous la forme de roman-feuilleton dans La Presse en 1841 en deux parties sous deux titres différents : Mémoires d’une jeune femme (sans doute écrit en 1834) et Sœur Marie des Anges.