JM à Pierre Leroy (Fresnes 49/02/20)

Mon, cher Maître,

J’ai travaillé cette semaine comme une brute intellectuelle, pourfendant les mots et les choses. Dans huit jours, j’espère, vous aurez un exemplaire corrigé de ce monstre. Ce sont toutes mes réflexions à pro­pos du procès — avec la masse de souvenirs et d’anticipations qui peuvent traverser un cœur volontairement ouvert— pour les besoins de la cause —à tous les vents du ciel et de la terre. Ce sera ma défense— que je n’aie pu faire au prétoire des lapidés. Je ne crois pas qu’i1 faille la présenter à la commission. Elle sera bonne, peut-être, dans quelques mois —sinon plus tard. Les esprits ne sont pas mûrs pour recevoir de telles affirmations à propos des erreurs d’aujourd’hui.

Je viens de lire Nuremberg, terre promise. Bardèche, qui dit tout ce qu’il faut —trop tôt— le dit bien et mal à la fois. Sa plume est tranchante, mais on sent qu’il souffre particulièrement d’un complexe de vaincu et de blessé. Il aura toute sa vie un saint cadavre à faire respecter partout, et Brasillach martyr est l’arme la plus fatale pour le clan des bourreaux. De là, conflit. On ne s’étonne guère qu’il soit ici. La chair de la République est à vif. Elle ne peut pas supporter le sel même chrétien —surtout chrétien.

Pas de nouvelles de vous —donc, bonnes nouvelles. Je ne m’en occupe guère. Du côté de ma bible, j’ai d’excellentes, de magnifiques nou­velles. Et aussi du côté des musiques intérieures, toujours ardentes. Le lourd travail politique une fois terminé, je vais pouvoir me consacrer à des « chants ». C’est la plus haute fonction de 1’homme que de se réjouir secrètement dans le parfait divin. Peut-être, est-ce pour cela que le choc avec les foules est plus rude, quand on se mêle de vouloir les enseigner. Je crois que je ne ferai plu: cette faute. Le propre de l’artiste est de démontrer, en dehors de toute légalité, de toute fausse critique. Démontrer la loi qui s’oppose toujours aux préjugés cristallisés. Étant-donné ce qu’est la foule —il n’est pas possible que 1’artiste (que l’art même) soit démocrate. Tout ce que je vois des nouvelles écoles est folie aveu­gle —ou bassesse— Il n’y a pas un seul écrivain de quelconque valeur, qui ne soit dans l’opposition.

Là donc, aussi, il y a rupture. Les grands dans l’Art ne sont devenus populaires que par vulgarisation. Et non populaire. Un très petit public d’initiés s’intéresse réellement aux choses hautes. Le peuple, qui lit Zola et Hugo, n’apprécie guère Baudelaire, ne connaît pas Villon, déteste Racine, ignore Bach et Beethoven, préfère un chromo à un primitif d’Avignon ou italien, déclare, sans l’avoir lu, Proust bourgeois, Péguy cagot, et Eluard un génie. Toutes les valeurs sont numérotées selon les Index des différentes églises : l’Abbé Bethléem, Aragon, Bayet, Sartre, Gide ou les clubs des vieilles filles américaines. C’est pourquoi, plaire n’a plus de sens pour un auteur (pas plus que déplaire). Il faut qu’il échappe à tous les clans.

Être condamné à mort oblige à regarder le monde avec des yeux moins vifs, pour explorer d’autres domaines plus intimes. L’espoir aug­mente de percer le mystère de l’existence par d’autres moyens que ceux employés par les mortels barbares. On sourit aux efforts des ingénieurs atomistes pour créer un monde plus tranquille. Rien ne vaut un mur pourri de salpêtre. Les richesses du cœur rebondissent contre la pauvreté géné­rale. On traverse ce mirage d’un monde industriel et brutal, sans effort, et l’on se repose déjà sur des vérités métaphysiques plus substantielles que les vertiges d’hier. Si je haïssais mes ennemis, jeleur souhaiterais de continuer à vivre selon leurs rêves —selon leur haine et leurs désirs. Ils ne comprendraient pas que je les aime, si j’osais leur souhaiter le bénéfice de l’adversité.

De plus en plus nous sommes contre quelque chose, étant pour autre chose. Et notre bonheur est d’arriver à discerner plus précisément les formes de nos refus et de nos adhésions. C’est là 1e oui-oui, non-non de l’évangile. A repenser à Bardèche, à tous les vaincus du jour, à tous les nuages politiques de notre horizon toujours guerrier, il semble que tous les réprouvés, les aigris, les refoulés, 1es désespérés dont on craint la violence, sont ceux à qui un monde vieillot, trop craintif, n’aura pas permis l’expression pure d’un légitime amour, d’une absolue fraternité. La pire faute d’un siècle de marchands c’est de contraindre les hommes à la gratuité.

Je vous assure toujours, mon cher Maître, de cette amitié qui vient de la compréhension. Nous nous défendons ensemble contre la cruauté et l’indifférence qui rôdent. Si les juges savaient !

Bien sincèrement vôtre.

J.MAMY