Lundi 10 décembre 1945
Petite Jeannette chérie,
Excuse la mauvaise écriture, les mains sont gourdes de froid et ne peuvent écrire à leur aise. Et comme il fait probablement -5 ou -10, la cellule n’étant pas chauffée, on sent passer un peu l’hiver. Je suis enroulé dans une couverture qui me ligote les genoux. J’attends patiemment de descendre aux colis pour pouvoir ré-enfiler mes pantoufles chaudes car mes chaussures sont glacés. Mais à part cela la vie est fort belle puisqu’il nous est encore loisible d’écrire à notre blonde et que nous avons devant nous sur notre table de quoi nous alimenter spirituellement et du papier blanc et de l’encre (pas beaucoup. Y en aura-t-il tout à l’heure ?).
A propos, puisque nous sommes au chapitre des besoins personnels, veux-tu bien
- mettre dans le prochain colis du fil solide (autant que possible du fil de lin),
- une boîte en métal ou en ébonite pour petit savon dentifrice. J’ai cassé la mienne, horrible tragédie
- glisser quelques pastilles de méta ou de l’alcool solidifié (en poudre) avec étiquette bien apparente (c’est toléré) dans le colis de linge. On trouve, parait-il, de l’alcool solidifié en poudre à 15c la boîte aux Magasins Réunis (le tuyau vaut ce qu’il vaut). Nous n’avons pas droit aux réchauds mais on se débrouillera toujours. N’y manque pas chaque semaine et sache qu’il faut 7 tablettes de méta pour faire un café. Toutefois, ne te ruine pas. Pas de blagues. Je m’en voudrais à imposer ainsi une mère de famille nombreuse.
Comment va le superbe, le triomphant, l’inouï, le prodigieux, l’insatiable, le superlificoquentieux Fredo, Fredi, Freda, Frederico, « Fred » pour les copains et les petites amies, celui à qui vont tous nos amours et qui porte en lui la destinée du monde futur ? Naturellement fort bien. Nous en sommes sûrs et nous nous en réjouissons. Quant à sa mère, elle a l’air, d’après les missives qu’elle nous envoie de se porter comme la déesse immortelle de la santé publique, et nous la prions d’agréer nos gentillesses et nos remerciements pour toutes les bontés qu’elle a pour nous. Nous lui savons gré de ses douceurs épistolaires et gastronomiques et nous savons reconnaître parmi tant de mots tendres et de tranches de lard aussi savoureuses le feu distingué qui l’anime à notre endroit. Nous voyons cependant poindre une inquiétude dans les pages passionnées qu’elle nous adresse quand elle nous voit si entichée de l’étranger, pointant nos regards vers des contrées boréales ou sinon canadiennes. Son esprit farouchement décidé à maintenir ici sur le sol parisien ses amours si fructueux s’émeut quand le vent souffle à l’émigration. Que craint-elle, cette belle, qui puisse l’atteindre au plein de son intimité ? Qu’elle sache bien qu’il n’est point d’abandon et que chacun doit suivre la destinée qui lui est impartie avec courage, mais que tout concourt, mˆme les apparents ennuis, à notre bonheur définitif. Donc, pas d’inquiétude, veux-tu bien. Va tranquillement te recoucher,. Je ne suis pas encore parti, pas plus que les petits incidents de 45 n’ont pu arrêter notre activité débordante.
As tu vu Mlle Demeury ? T’as-t-elle passé les trucs ? As-tu vu Floriot ? Je voudrais bien saisir cet invisible personnage par le pan du veston et le mettre en demeure d’exécuter ses promesses, ou tout au moins de tenter de le faire. Dis-lui qu’à défaut de sa visite, je compte sur un prochain bulletin d’hôpital. Ça ne va pas du tout. Le rapport des médecins a réveillé en moi des tas de choses imprévues et je crois qu’il faut qu’on m’examine vraiment ailleurs qu’ici sans perdre de temps. Quant à tes amis, ils peuvent attendre. Je n’ai nulle envie de les voir. Finies ces vieilles histoires. Qu’on ne m’en parle plus. Dis leur qu’ils veuillent bien cesser leurs assiduités à mon endroit. J’ai mieux à faire qu’à m’occuper de ces vétilles. Parlons de choses sérieuses. Sans blague. Dis leur cela. La plaisanterie a assez duré.
Alors, quand relevons-nous ce pays tombé au plus bas de l’abîme ? Plus d’électricité, plus de charbon, plus de ravitaillement et plus d’argent. L’inflation est proche. En caisse, rien. Des emprunts, ou plutôt des ouvertures de crédit sur des marchandises gagées probablement sur les seuls biens réels qui nous restent. Nous avons devant nous un mois de vivres. Crise de moralité effroyable. Banditisme. Gangstérisme. Arrivisme. Nous savons d’où viennent les pillards et les assassins. Ce sera un jour une référence d’avoir été à Fresnes en 45, la Santé étant réservée aux fripouilles tandis qu’ici, l’honnêteté la plus absolue est de rigueur. Tous des militants dépouillés, dévoués et prêts à remarcher pour leur idéal qui n’a pas sombré, mais est la seule planche de salut qui surnage au milieu du désastre.
Je n’aime pas du tout, mais pas du tout, ton scénario arabe, avec Virginie… Machin qui devient sultane. Voilà bien l’imagination des petites filles qui veulent toutes devenir princesse. Le beau mariage. Le conte de fées. Celui qui finit dans un palais. Elle fût heureuse parce qu’elle eut de beaux bijoux, et beaucoup de domestiques et des chameaux pour la servir, et des femmes de chambre pour lui vernir les ongles de pieds. Voilà la mauvaise propagande à faire. Je ne veux plus faire de films à moins qu’on y montre aux femmes comment faire la cuisine, balayer le plancher, rincer la lessive, laver les gosses, diriger une maison, surveiller les comptes de la cuisinière, faire du camping, diriger une exploitation fermière, accoucher, élever des enfants et avoir bon caractère. Finies les mille et une nuits. Le cinéma doit être pratique et non bourgeois. Défense de s’extasier. Les devoirs avant les plaisirs. Tout cela naturellement sur le ton le plus grincheux du monde, pour paraître un personnage insupportable, mais faire respecter son autorité. On n’aime que les tyrans. Dès qu’on cède aux volontés personnelles, on devient aussitôt le jouet et la victime du partenaire.
17h.
Je pensais t’écrire après avoir reçu mon colis, mais aujourd’hui les distributions sont en retard, de sorte que je ne le toucherai que demain matin. J’espère qu’il est bien arrivé et que ma mère l’a porté comme d’habitude.
Me voici donc pressé par l’heure, car le courrier va passer et nous venons d’avoir une interruption de courant assez longue. Elles sont fréquentes depuis quelques jours. Trois, hier dimanche, cela n’était jamais arrivé. Voila les joies de la libération.
J’entends qu’on appelle le courrier. Excuse donc mes baisers rapides. Ils n’en sont pas moins tendres et j’espère que tu ne me feras pas la violente scène de reproches de t’avoir escamoté trois lignes. A la semaine prochaine avec toute l’affection tendre et les bonnes effluves de la présence de celui qui t’embrasse comme tu l’espères, l’attends, le souhaites. Dors tranquille. Tout va bien.
Aux dernières nouvelles, on nous apprend la suppression des cours et surtout on envisage (sera-ce voté ?) celle plus importante des commissaires de gouvernement. Baisers.
J
P.S. Renseigne toi sur tout ce qui se passe quant à nous et ce qu’on en dit au Palais. Est-ce vraiment la détente ? la fin de l’épuration ? Y-a-t-il des projets d’amnistie ?