Dimanche 2 décembre 1945
Petite Jeannette chérie,
Merci de ta bonne lettre de jeudi. Je les reçois toutes régulièrement et au fond, si je rouspète, c’est pour avoir le plaisir d’en recevoir davantage. il y en aurai tous les jours que je ne m’en plaindrais pas, même pour dire peu de choses. Et d’abord, aurais-tu si peu de choses à dire ? On peut dire tous les jours la même chose et le dire autrement. La vie se passe à cela. Les hommes répètent tous la même chose depuis toujours. Il n’y a que la forme qui varie, et la prose et les vers sont là pour créer les détails. Et puis il ne faut plus les dire, il faut les chanter ! Il faut les danser, les écrire en musique.
Pourquoi se priver du délicieux plaisir de répéter sans cesse à satiété ce qui vous fait plaisir ? Et plus cela fait plaisir, plus on trouve la forme parfaite pour enjoliver ce qui nous plait. Ainsi, il me plait de te dire que tes cheveux sont blonds. C’est banal. mais qu’ils sont d’un blond fin un peu printanier, presque comme de la mousse des prés quand elle se dore au soleil de mai. Hé hé ! Et puis que ces cheveux blonds s’enroulent en volutes curieuses qui rappellent les manches de violons. Oh ! L’âme des violons dans les cheveux blonds. Seraient-ce par hasard les manches de violons qui enroulent un fouillis de serpents gracieux autour d’une tête si chérie avec des arpèges de rubans ? Car il y a des rubans dans ces cheveux blonds comme des papillons dans les prés et quand les rubans sont bleus ou de velours de couleur on dirait qu’une énorme harmonie vaporeuse est venue est venue se blottir dans un fouillis de quadruples croches. Oh ! Le bel accord de neuvième avec sa dissonance heureuse. J’y ajouterais même un dièse supplémentaire. Est-ce le reflet mat de l’envers du ruban, ou l’œil noir de la détentrice qui se promène parmi la foule avec autant de flots musicaux autour de la tête. Si par hasard ces cheveux blonds si calmes quand ils mélodisent étaient coiffés d’un chapeau, ils en acquerraient du coup une particulière intensité musicale nouvelle. Chapeau cloche c’est la symphonie, chapeau relevé en avant c’est l’allegretto, chapeau plat à bords évasés c’est la mélodie lente, petit bonnet c’est le presto et petit breton, c’est la musique de folklore. Si le chapeau a des rubans, c’est une folle musique moderne. Si les cheveux sont tout apprêtés à la cire et à la poix pour un concert de gala, et Ravel et Stravinsky et Prokofiev et toute la gamme des surréalistes et si les cheveux sont dénoués, c’est à la fois Satie et Schumann, Beethoven et Wagner, la tragédie fière et le film comique. Il faut y ajouter les larmes et nous sommes maintenant au plus haut point du Crépuscule des Dieux. Bonjour ma Walkyrie, ma muse très légère. Bonjour Euterpe, Terpsichore, Calliope, laisse moi mettre tes cheveux blonds dans mes oreilles, qu’on écoute un peu la voix de la mer. Tais-toi ou je me fâche. Il ne faut jamais troubler un concert. Comment vas-tu ? Très bien. Moi ? Très très bien ? Que se passe-t-il ? Rien. Tout est très bien. Le monde où nous vivons est heureusement, totalement, absolument parfait. Aucune retouche, la perfection même. La prison, les soucis, les procès, connais pas. Tu connais ça toi ? Qui connaît ces choses ? Tout va très bien. C’était un rêve. Ne rêvons plus. Imbéciles les rêves. Qui ose encore rêver ? Les hommes dits libres qui rêvent de liberté. Mais les prisonniers eux, la connaissent, la vivent leur liberté, combien plus grande. Ici on n’étouffe pas sa voix, on chante, et la vie semble avoir tant de prix depuis qu’elle est devenue si calme et lente et pleine et grave. Nous sommes comblés de choses, à ce point enrichis, que nous en étouffons de joie. Que de qualités patiemment développées, limées, ciselées. que d’armes réelles forgées avec soin. Que notre œil est devenu vif.
Passons aux choses pour lesquelles tu t’es démenée la semaine dernière. Pas encore vu Floriot. Pas pressé, ni lui, ni moi. Pour tes amis, ce que tu me dis ne m’étonne pas. Ils ont du travail encore. Mais inutile de les presser. Nous avons le temps. D’ici là, il coulera de l’eau sous le pont, et chaque jour qui s’écoule est un gain pour nous car il nous rapproche de l’échéance où la justice éclatera avec une force inimaginable et tel qui, pillard, voleur et assassin, goûte aujourd’hui la volupté de l’impunité apprendra à ses dépens qu’on ne se moque pas de Dieu. C’est la seule justice qui existe, mais elle est terrible. Il faut que tous y passent et il n’y a pas de rémission. Les pires souffrances attendent ceux qui croient pouvoir jouer avec l’Esprit. Pour moi qui ne souhaite de mal à personne, je crois que notre vengeance contre les arguments qui ont essayé de nous atteindre sera de voir leur mathématique et obligatoire destruction. Il y a beau temps que nous avons déjà détruit en nous tout ressentiment et que nous ne vivons plus que dans la joie de connaître la paix.
Quelle vilaine ! Je relis ta lettre et tu comptes les jours !!! Quelle mauvaise habitude. Voilà bien une préoccupation puérile. Cela n’est ni spartiate, ni métaphysique. Fi ! Il faut prendre la vie au jour le jour et la trouver belle tous les matins. Car elle l’est. Ne pas la faire dépendre d’une présence ou d’une absence. Savoir que ceux que nous aimons ne sont jamais loin, que l’éloignement, la séparation sont de ces erreurs, de ces illusions mentales grossières, qui ne semblent exister que pour ceux qui attachent du prix à des contacts matériels, tandis que le seul contact s’effectue par l’esprit et que je suis peut-être beaucoup plus près de toi aujourd’hui que je chante tes cheveux blonds de soleil que l’année dernière où je pouvais y passer une main autoritaire ou câline. D’abord, qu’est-ce que c’est que ce démon qui te pousse à aller regarder des photos chez ma mère ? Est-ce qu’une photo doit inspirer comme cela des rougeurs ou des battements de cœur ? Est-ce qu’on doit s’appesantir sur des statuettes de bois qui traînaient dans un couloir sur des bouquins et qui sont le symbole d’une vie particulièrement pénible, car cet Atlas qui porte le monde n’a pas belle mine ? J’aime mieux celui qui l’a laissé glisser de ses mains jusqu’à se prêter au jeu sanglant de l’écorché sur une croix. Mon petit calvaire espagnol est bien plus joli, et ma décoration de Jean-Baptiste donc ! Évidemment, artistiquement, c’est Atlas qui est le meilleur. A propos, je t’autorise, si cela te fait plaisir, mais seulement si… à demander à ma mère une photo. Elle en a peut-être une de trop quelque part.
Sur ce, je termine ma lettre ce soir pour réserver à demain son inspiration et ses épanchements. J’ai oublié de te dire: le rat a disparu. Quelqu’un d’une cellule voisine l’a-t-il mangé ? Mystère. Par contre l’humidité commence à nous envahir et les murs de la cellule ruissellent. Mais cela, c’est la sueur de l’agonie qui atteint tous les grands caractères au moment des suprêmes sacrifices. Comme tous les matins et tous les soirs, je mets l’orgueil et un tas d’autres inutilités sur la table qui me sert d’autel, il faut bien qu’il s’en dégage une sainte respiration bénie. Encore un mot, le dernier pour aujourd’hui : Bonne nuit ! Que tes cheveux blonds reposent en paix à côté de ceux de ton fils qui est toujours le dieu des dieux. (Pense que je n’ai plus guère d’encre, et si tu veux que je t’écrive, danse… ceci en regardant mon encrier). Donc, bonne nuit, ferme les yeux. Ne pense à rien. Tout va très très bien et tu es parfaitement heureuse. Pas de soucis.
Lundi matin :
Ce matin, je m’étais quelque peu excité à la pensée de quelques saloperies qui se passent au dehors et dont nous avons quelque fois vent par les nuages qui passent… Il me déplait qu’un certain monde que je connais vive comme des porcs aux dépens d’une communauté travailleuse. Et de plus en plus naît en nous l’idée de dominer cette erreur en construisant un autre monde à l’abri de celui-ci, à moins que nous puissions prendre en main les rênes de ce pays. Mais quand ce temps viendra-t-il ? L’expérience d’un an a suffi pour démontrer que toutes nos prévisions étaient justes. Mais il ne suffit pas d’avoir raison pour que les choses s’arrangent. Au contraire, les emm… comme nous sont toujours fichus au bloc quand ils se mêlent de dire la vérité. La mode est au gang en ce moment et les maîtres du monde sont ceux qui savent le mieux tuer, voler, réduire à merci. Drôle de planète que cette boule en furie où l’on prêche le christianisme aux quatre coins au milieu des batailles acharnées, où les églises elles-mêmes conduisent la guerre au nom de la paix. Maintenant que te voilà devenue électrice, il te faut apprendre à toute vitesse les premières bases de toute saine politique et rentrer dans la lutte avec cette vigueur extraordinaire qu’apportent les femmes dans tous les domaines. En ce moment il n’y a pas de meilleurs pourvoyeurs pour les poteaux d’exécution que les jurés femmes. Elles sont déchaînées. Il semble que la faculté d’exercer la répression les pousse à condamner sans limite et que leurs passions s’expriment là sans retenue aucune avec une soif de vengeance inextinguible contre la condition malheureuse où elles ont toujours vécu depuis l’antiquité. Et elles condamnent les mâles avec une énergie !!! Nous autres, nous n’avions jamais osé toucher une femme, considérée comme un être fragile et précieux, bien meilleur que l’homme, bien plus respectable, celle à qui nous faisions la meilleure place, dans nos amours comme dans nos foyers. Bon ! Je frémis déjà en pensant à l’inimitié de certains groupes d’hommes qu’on doit combattre, mais quand on a des femmes contre soi, c’est fini, la vie est décidément difficile. Heureusement que souvent on les a pour soi et qu’elles ne vous manifestent pas une haine terroriste. Je crois que si Jeannette faisait partie de certains jurys, elle acquitterait à tour de bras et que des condamnations sans appel ne peuvent tomber d’aussi douces lèvres. Qu’ils sont donc malheureux les gens qui condamnent les autres. Que de souffrances ils se préparent. Quelle existence sans amour !
Voici la fin de la page. Réservons là pour après le colis. Mes camarades de cellule doivent écrire et il se peut (il est sûr) que j’aie encore beaucoup de choses à te dire tout à l’heure.
Vu Mme Demery qui m’a montré le rapport. Elle me dit aussi que nous allons peut-être nous voir un de ces jours. Mais je n’y tiens pas du tout. Ne pourrait-on remettre cela après les fêtes, quand le travail sera rentré. Pourquoi se presser ? Et puis je ne suis pas tout à fait prêt. Enfin ! Ce n’est pas nous qui décidons. Dès à présent la partie est à moitié gagnée. J’espère que F. fera le nécessaire pour la gagner complètement. Maintenant, s’il veut que je l’aide, je m’y mettrai aussi. Enfin ! J’espère que tu auras des tuyaux précis à me donner. J’aurais bien voulu voir F. lui-même. Mais déjà c’est un beau succès.
Envoie moi un cahier d’écolier de 100 pages pour un camarade. Demande l’argent à ma mère.
Vois Mme D., Elle a quelque chose pour toi. Renseigne moi le plus possible que je puisse comprendre exactement ce qui se passe. J’ai l’impression que Mme D. est plus agressive que disposée à la défense. Mais c’est sans doute une illusion. Je viens de recevoir le colis. Excellent. Magnifique. Mais dans la liste, je vois figurer un morceau de lard que je n’ai pas trouvé. Veux-tu vérifier avec ma mère s’il a été mis. Sinon, je réclamerai ici.
A bientôt te lire. On t’embrasse, sais-tu ? Et on caresse les cheveux blonds. On te remercie pour tout et on fait sauter le Frédéric jusqu’au ciel. Il adore ça. Bons gros et petits et divers baisers.
J