JM à JR (Fresnes 45/11/25)

 

Dimanche 25 novembre 1945

Petite Jeannette chérie,

Je n’ai pas souvenir d’avoir reçu beaucoup de lettres de vous cette semaine. Serait-ce que par hasard vous commencez à vous fatiguer de m’écrire, à moins que le superbe Frédéric absorbe à tel point votre activité que vous négligez tous vos devoirs et vos affections et vos amours. Comment vas-tu ? Permets qu’on t’embrasse, et laisse moi dire à tes cheveux blonds des choses qu’on ne peut exprimer généralement qu’en vers ou en musique. Est-ce folie, est-ce sagesse ? Je suis fort gai depuis quelques jours avec des tas de pressentiments aimables. Qui sait ? Il y a peut-être des moments où le monde relâche son étreinte sur les prisonniers, à moins que ce ne soit ceux-ci qui arrivent à franchir les murs par les voies de la plus droite justice. Il me semble que nos cauchemars sont finis et que nous sommes sur la voie du réveil.

On vient de me remettre à l’instant le mot très court que tu m’écrivais mercredi soir après avoir tapé du Gabrielle. Comment trouves-tu la pièce ? Ton avis franc ! Très important. Je travaille comme un nègre, mais n’ai pas encore entrepris de nouvelle pièce. Seulement des poèmes. Je crois que cela ne va pas trop mal. En se relisant on éprouve presque du contentement. Et je ne crois pas que ce soit un réflexe personnel. Ils ont l’air d’être appréciés.

Oui, j’ai vu Mme Demecry samedi. Elle m’a apporté un dossier qui ne change rien à l’affaire. Il y a beau temps que j’ai eu la deuxième visite annoncée. Toujours rien de déposé. J’écris aujourd’hui à Floriot pour lui rappeler tout cela. Peut-être faut-il attendre encore un peu., mais de deux choses l’une: ou ce ne sera plus très long, ou ce sera très très long. C’est une lapalissade de parler ainsi, mais je m’entends. Un procès peut encore aboutir à des conséquences fâcheuses, et les jurés ne sont pas tendres, ni chrétiens. Mais y a-t-il lieu à procès ? Tout est là. On voit les cas les plus surprenants. C’est vraiment la loterie. Tel est condamné à mort et pour le même cas le copain d’à côté est libéré. On aura tout vu. Depuis trois semaines j’assiste à des événements curieux sur ce point. Ne dirait-on pas qu’en secret on prévoit le jour où, du fait des événements extérieurs, la situation sera retournée et les gens aujourd’hui incarcérés seront à nouveau en fonction. Tout est possible. On peut prévoir d’invraisemblables retournements. Sont-ils vraiment si invraisemblables ?

Tu me demandes mon avis sur le nouveau ministère. 5 par-ci, 5 par-là, et tout le monde est content. C’est une formule facile. On pense à un pays qui pour recouvrer la santé aurait mis au pouvoir 5 tuberculeux, 5 syphilitiques, 5 bossus et le reste lépreux et rachitiques. Tout cela ne fait pas un gouvernement solide bâti sur une doctrine cohérente. C’est un replâtrage de faibles et d’ambitieux qui, dans l’impossibilité de reconstruire, de trouver du crédit, de vivoter, en sont réduits à donner comme seul aliment au peuple affamé la chronique de l’épuration et l’éternelle promesse démagogique : demain ! Demain ! Toujours demain. Pour moi, c’est fini, l’expérience est terminée. Qu’on ne me parle plus de politique. Organisez le monde comme vous l’entendez, en rouge, en vert ou en brun.

Je veux vivre dans un village avec les réalités : le paysan qui fait pousser ses salades, le menuisier qui construit les meubles et le charron qui sait tourner une roue. Les boniments des avocats, des politiciens, des philosophes de tous ordres ne m’intéressent plus. Ils tournent en rond dans leurs rêves en exploitant la crédulité publique. Je ne veux plus d’un monde compliqué où l’on se met sur le dos l’échafaudage stupide d’une société moderne dont chaque rouage est un mensonge: assurances, pompes funèbres, bureaux de tabac, apéritifs, marchands de drogues, marchands de livres, je suis revenu de tout et prétends ne plus être exploité.

Accorder à la lutte pour la vie le minimum de temps et vivre. Je ne sais pas si ce sera sur un bateau au large ou bien près d’une rivière, mais je sais que la pêche à la ligne occupera une partie de mon temps, avec la chasse aux escargots et comme de juste la poésie. Quant à faire un pas pour alimenter les caisses des gangsters du monde entier. Fini. Ils n’auront demain ni un pélot, ni un iota.

Je rappelais ce matin quelques souvenirs d’avant 1914. Le journal à 1 sou, le kg de tomates à 3 sous, le pain à 7 sous et l’autobus à 2 sous. La paire de poulets coûtait chez moi 2f50 et on vivait comme un roi pour 500f par mois, ce qui correspond à peu près à 100.000 francs d’aujourd’hui. Et encore ! Le complet 1ère qualité coûtait 80 ou 100 francs. C’étaient des tissus inusables. Temps heureux de la qualité, de l’honnêteté, de la patience, des hommes libres. Temps du repos de l’esprit. Temps où l’on prenait la peine de vivre bien, et où l’on n’avait pas —en ce qui concerne les hommes au pouvoir— à éponger le sang de ses mains pour mettre ses gants et aller dîner en ville. Nous commençons à faire le point à travers tous les événements que nous avons connus depuis quarante ans. Que sera-ce donc dans quarante ans, car j’espère bien vivre encore, sur quelque coin de cette planète où j’aurai planté une tente de plus en plus fragile et rapide à rouler. Dans quel monde inconnu vivrons nous ? Sous quel tas de pierre ? Dans quelle taupinière ? Muni de quel masque à gaz ? En lutte contre quel barbare ?

A moins que —et c’est ce qui se passe aujourd’hui— nous ne soyons parvenus à la parfaite sérénité. Que m’importe donc si la terre tourne rond ou non, du moment qu’on trouve dans l’esprit le point fixe et immuable de la vie éternelle. Les gens peuvent bien s’agiter comme des fourmis qui s’entredévorent. Nous resterons impassibles, attendant patiemment que le merveilleux surgisse en nous et balaie ces cauchemars. Car tout cela n’est pas vrai, ne repose sur rien, c’est du rêve fumeux, ce sont des pétards de dormeur drogué. Nous ne vivons pas un conflit. Nous le rêvons ; nous l’imaginons et il suffit de presser du doigt le bouton qui commande la lumière pour que les monstres s’enfuient.

Que voilà une grande conversation métaphysique pour un dimanche ! Mais, dimanche ou jour de semaine, nous sommes ainsi nous autres. Nous ne pouvons nous empêcher de penser à chaque instant que nonobstant les apparences, le bonheur et la tranquillité et l’activité et la sécurité sont réalisées aussi bien à l’intérieur des murs d’une prison, que dans le tourbillon effréné des villes et si le spectacle reposant de la nature nous semble préférable comme symbole. Si nous rêvons de taquiner la truite ou la sardine, c’est uniquement par paroxysme spirituel.

Pour l’instant tout va très bien. Nous sommes en mesure de dompter les événements, quels qu’ils soient, grâce à Dieu ! Les bombes atomiques ne sauraient en rien émouvoir notre modeste individu. N’étant pas de cette pâte-là, c’est à dire nous étant découvert extra-atomique, nous n’avons que faire de ces engins qui ne sauraient en aucun cas nous intimider.

Sur ce, comme il est 1 heure de l’après-midi, je vais commencer ma toilette (c’est l’heure où je la fais généralement pour aller au culte) et je reprendrai ma lettre demain afin de prolonger le plaisir que j’ai de t’écrire, ne sachant trop s’il sera partagé à l’arrivée (que je suis donc méchant !!). Laisse moi encore t’embrasser, caresser le cheveu blond, faire sauter Frédéric au plafond ; et bonne nuit tranquille avec des anges dans tous les coins de la chambre.

Lundi matin.

Ce jour nous sommes de bonne humeur comme tous les autres jours. Nous attendons patiemment, comme tous les autres jours, que la puissance de l’esprit détruise tout mal dans l’esprit des hommes et que la persécution qui semble vouloir nous accabler tombe d’elle-même. Nous attendons la fin de la bêtise humaine, le réveil des énergies les plus hautes, la domination de la perfection sur la terre. Nous sommes sûr de nous, souriant, tout à fait vainqueur et nous n’avons aucun ennui. Rien ne saurait atteindre ni notre foi, ni notre sérénité. Nous sommes sûr d’être bien conduit, inspiré, protégé. Tout ce qui nous environne est parfait et nous avons décidément reconnu que vaincre le monde c’était chasser de son esprit qu’il existait quelque part un monde inharmonieux, un monde de souffrances et de mort, mais que dès à présent tout le pouvoir nous était donné de reconnaître l’harmonie éternelle qui « surpasse toute connaissance humaine ». Voici de quoi nos maîtres sont faits et il ne faut pas attribuer ces pensées heureuses à l’influence lénifiante de la peau de mouton dans laquelle on dort si bien (elle est excellente), mais au fait que nous avons acquis par la patience une certaine connaissance qui nous permet de surmonter les apparences défavorables et nous encourage à manifester de notre mieux la puissance de notre santé morale.

Je suis sûr que de ton côté tu as dormi du sommeil le plus pur —comme l’enfant sur le sein de sa mère— et que ton oreiller ne contenait pas de mauvais rêves. Il n’est nullement question pour toi d’assassiner quelqu’un pour venir me rejoindre. Il vaut mieux patienter en attendant le jour où nous sortirons et préparer l’avenir. A propos, veux-tu te renseigner sur le Canada, et particulièrement sur l’ouest canadien : pour les cultures, industries, etc… Une chose m’intéresse : le théâtre à Montréal et Québec. Y-a-t-il des troupes françaises ? Les pièces françaises y sont-elles bien accueillies ? Y-a-t-il des tournées ? Accepte-t-on des écrivains et des littérateurs français ? Y-a-t-il des studios ? Y fait-on, y veut-on faire des films ? Y-a-t-il place pour de nouvelles revues, de nouveaux journaux ? Autre chose, par Brassart [1] et ses relations, par Fonck [2], etc… Y-a-t-il des capitaux français qui veulent s’employer là-bas ? Car nous partons à beaucoup, et pour qui veut partir tous les moyens sont utiles. Des agriculteurs, des techniciens, des ingénieurs, etc… Même chose pour l’Argentine. Les renseignements que tu m’as donnés sur l’Australie sont des meilleurs, mais ceux-là sont beaucoup plus importants. Si tu trouves des brochures, confie les à ma mère qui me les enverra. Très très important. Dès lors, le problème du logement ne se posera plus de la même façon. Nous commencerons par la tente, puis par la hutte pour finir par la maison de bois. Ce qui est le plus intéressant, c’est le climat. Il ne faut pas partir dans un trou où il est impossible de vivre. Donc, voici un gros travail de recherches, utile et de toute urgence.

Sur ce, je vais procéder à un joyeux raclage de ma personne physique dans le but de la détacher des contingences poussiéreuses. Le raclage mental a été fait déjà avec soin, et j’ai vu clairement que la poche intérieure gauche de mon veston était particulièrement enduite de rouge à lèvres. J’en attribue cela à une certaine fougue que je ne réprimerai pas sévèrement, mais dont nous tâcherons de canaliser les élans pour qu’elle devienne une force utile et quotidiennement productive. Je n’ai pas l’impression que tes amis m’appelleront avant au moins un mois. Je crois au plus tôt après les fêtes. Après quoi, nous ne savons pas de quel délai nous bénéficierons. A moins que F. ait, comme il l’a prétendu, trouvé le moyen excellent de terminer cette affaire. Je crois que c’est de ce côté là qu’il faut pencher. A bientôt te lire petite fée, petite fille, petite fille-fée. J’attendrai encore cet après-midi pour fermer ma lettre et te donner mon avis sur le colis qui est toujours parfait, plus que parfait, excellentissime. Dis à ma mère qu’il me ferait plaisir d’avoir le livre du professeur Drumond intitulé La  plus grande chose du monde. Elle sait ce que c’est.

Je reçois à l’instant un mot de Floriot. Tout a l’air d’aller bien. Les toubibs ont déposé leur rapport. Floriot doit venir me voir. Je crois que ce qu’il avait prévu arrive. Toutefois attendons.

D’autre part, reçu le colis. Merveilleux. Top bien. Trop trop bien. Je le dirai à ma mère jeudi, mais répète le lui. Je lui rends le pantalon qu’elle me donne. Il faut:

  1. sortir tout ce qu’on peut dans le fond et sur la taille.
  2. sortir tout ce qu’on peut tout le long de la jambe.
  3. le rallonger d’au moins 1cm. Alors il ira très bien. Quant au veston, je n’en n’ai pas besoin pour l’instant. Un peu trop étroit. Il servira au Canada en été.

L’impression générale est favorable ici. Gros vent optimiste. Bons baisers ma petite fille et très bientôt te lire. On t’embrasse autant de fois que tu veux.

J

[1] Georges Brassart était mon « parrain » (note de FGR)
[2] René Fonck est « l’As des as » français et Alliés de la Première guerre mondiale, avec 75 victoires homologuées et 52 autres probables. Colonel d’aviation et ancien combattant, l’As des as, fidèle à la figure historique du « Vainqueur de Verdun », et aussi parce que le Maréchal Pétain était le seul officier supérieur qui voyait un avenir dans l’aviation, entre sans fonction officielle au service du gouvernement. Sur les instructions de Pétain, il fait la tournée des escadrilles et recrute près de 200 pilotes français, volontaires, dés juillet 1940, pour faire la guerre aux Anglais, alliés à l’Allemagne. Très opposé à Pierre Laval, il reste « les yeux et les oreilles » de Pétain chez les Allemands, auprès desquels il a gardé ses entrées. Finalement désavoué par le Maréchal, il prend peu à peu ses distances avec Vichy. Toutefois, au mois d’août 1942, le magazine américain Life publie une liste de « traîtres » français à éliminer après la victoire des Alliés. René Fonck y figure en compagnie de Sacha Guitry et de Maurice Chevalier. Devenu également suspect aux yeux des Allemands par ses interventions au profit de résistants et son opposition à Laval, Fonck n’en sera pas moins arrêté en septembre 1944, interné à la Santé et —sur l’intervention d’Edgar Pisani— libéré seulement à la fin de l’année, sans charge à son encontre. Il a également bénéficié d’un « certificat de participation » à la Résistance, signé le 28 septembre 1948 avec la mention : « Monsieur Fonck, René, membre sans uniforme des forces françaises combattantes, a participé en territoire occupé par l’ennemi, aux glorieux combats pour la libération de la patrie ». Ses actions précises, ses relations avec l’Allemagne et ses projets sont encore le sujet de recherches historiques. Jeanne Roux a également apporté sa collaboration (secrétariat) à René Fonck —qui lui avait donné le baptême de l’air, ainsi qu’à moi— après la Libération (Note de FGR)