JM à JR (Fresnes 45/10/15)

 

Lundi 15 octobre 1945

Ma petite fille chérie,

Je me dépêche de griffonner trois mots —c.à.d.— le plus possible avant le ramassage des lettres. Beaucoup d’incidents aujourd’hui : promenade, réception des colis, m’ont empêché d’écrire. Tant d’autres choses aussi… que tu peux décrier, car nous avons eu des émotions ce matin.

Bien reçu le colis. Il est admirable, étonnant, stupéfiant. Enfin les termes laudatifs nous manquent pour exprimer ce que nous ressentons. Nous avons goûté tout avec une joie superlative. Et le saindoux ! Et l’ail ! Et les bouillons Kub ! Et tout, et tout ! Également les superbes bas de soie qui ont fait l’étonnement du gardien chargé de les fouiller. « Qu’est-ce que vous voulez-faire de ça ? ». Quand je lui ai expliqué qu’ils étaient destinés à la protection nocturne de mon crâne peu touffu, il a rigolé. « Je croyais autre chose ». Voilà maintenant qu’on m’accuse d’avoir des mœurs spéciales tout comme un Oscar Dufrenne [1] !!!

Bien reçu aussi les photos de l’amour. Les photos ! Toutes bien arrivées. Qu’en dirai-je ? C’est Cupidon lui-même. C’est un dieu. C’est Jupiter enfant. C’est le plus fantastique, le plus formidable bébé qu’on ait jamais vu au monde. La merveille des merveilles. Vraiment, les termes ne peuvent me venir à l’esprit pour exprimer mon admiration. Il lutte déjà contre les éléphants. Il a des talents de jardinier et il joue déjà les faunes derrière les balustres. Pour ma part, je trouve qu’il est trop beau, et j’en suis jaloux ! Nous espérons que la vie lui ôtera cette supériorité qu’il a sur les hommes à barbe car il nous vole peut-être de l’affection ce démon de quelques mois. Embrasse-le de ma part quand même et dis lui qu’on l’aime bien pour tout le bonheur qu’il donne à sa mère et parce que son père commence à trouver qu’il lui ressemble un peu.

Bravo pour la conversation Floriot. Je ne l’ai pas vu samedi mais sa secrétaire. Je l’ai mise au courant d’une petite chose dont ma mère t’a peut-être parlé. Mais l’affaire est arrangée. En tous cas, tout a l’air d’aller, sinon le mieux du monde, du moins fort bien si l’on regarde la tempête passée. De tous côtés nous viennent certains renseignements qui prouvent la détente. Est-ce que ce ne sont pas des bobards ? Nous verrons bien. Je commence à pénétrer les intentions des dirigeants, mais je crois que les évènements vont plus vite que les intentions des hommes.

Je ne suis pas d’accord avec toi pour les manuscrits, mais je me garderai bien de te reprocher ton manque de courage. Et les raisons que tu me donnes ne sont pas pertinentes. Je suis ici à une excellente place pour travailler, la tête reposée, sans soucis, avec une objectivité totale. Et je n’y manque pas. Donc il faut que l’exécution suive la production, sinon, si tu ne liquides pas tout le passé, comment feras-tu quand je sortirai. Car je sortirai un jour, sais-tu ? Mais oui ! Et je pourrai m’aménager quelque part dans le monde une petite chambre bien à moi que je ferai peindre en blanc, avec des barreaux aux fenêtres et un lit pliant contre le mur. Une chambre où je m’obligerai à travailler sans jamais sortir. Tu n’imagines pas comme on est libre dans un rectangle de quatre mètres sur trois. On domine l’univers… et soi-même.

Vois le monsieur de Montmartre. Vois tout ce qu’il faut pour nous donner des nouvelles, mais veille bien désormais à ne pas laisser de blanc à la fin de tes lettres, sinon je prendrai cela pour une injure personnelle. Quand on ne sait pas quoi dire on remplit les lignes avec des baisers, mais des baisers exprimés, des phrases sentimentales, bien tournées et profondes, des passions romantiques ou modernes, des féminités raisonnables ou excessives. Je ne voudrai pas que tu joues avec moi les « marraines ». Il me semble que quatre lignes au bout d’une page peuvent contenir tant d’infini substantiel qu’on peut se donner la peine de chercher dans le « cabas » inépuisable de son cœur de quoi alimenter la ration sentimentale du prisonnier.

Et pour rompre avec les reproches, je vais t’en dire, moi, des choses gentilles, câlines à souhait. A savoir que je regarde ta photo tous les jours, une, deux, trois fois par jour, avec des éclairages et des expressions différentes selon l’heure. Et je me pose des questions, me disant « pourquoi sourit-elle ? — Parce qu’elle est gaie, ou parce que le photographe lui avait dit que c’était mieux — ou pour me faire plaisir —voilà, c’est cela. C’est pour me faire plaisir. Et pourquoi a-t-elle un ruban dans les cheveux ? Coquetterie ? Ou bien pour me faire plaisir ? C’est encore cela. Et pourquoi a-t-elle les yeux brillants ? C’est qu’elle pensait en arrière —ou en avant— de la vie ? Des souvenirs ? Des espoirs ? A qui pensait-elle ? Là, je ne doute pas. Voir comme les hommes sont fats. Elle pensait à moi. Et à son fils ? Oui, peut-être. A moi d’abord ou à son fils ? A tous les deux. Voilà, tout le monde est content ».

Ainsi, j’occupe un peu de ma journée, mais ma réflexion devient beaucoup plus profonde si je pense au sentiment qui peut t’animer quand tu te dévoues à des souvenirs et à l’homme que tu aimes. Et j’y vois des raisons de pénétrer cet amour, de le guérir de ses soucis et de ses inquiétudes, de l’apaiser, de le raisonner pour qu’il ne soit pas trop brûlant, de le maintenir en éveil pour qu’il ne s’éteigne point, qu’il ne s’aigrisse point et de te dire que la patience, le calme, le courage, la persévérance fera bien qu’un jour nous sortirons de toutes ces épreuves et qu’on apprendra comment il faut vivre pour être heureuse de tout le bonheur du monde. Voilà. Que j’aime à ne plus avoir de place, moi. C’est que j’avais quelque chose à dire, moi, et comme je n’ai plus le temps ni le papier je comble le reste avec tous les baisers qu’il te faut. Et il t’en faut car tu les acceptes, j’espère. Il y en aura de reste pour la prochaine fois.

J

[1] Le « crime du Palace » : Homosexuel notoire, Oscar Dufrenne, entrepreneur de spectacles, mais aussi conseiller municipal de Paris fut retrouvé assassiné le 25 septembre 1933 dans son bureau du cinéma « Le Palace », rue du Faubourg Montmartre. Les soupçons de la police se portèrent sur un amant de passage, déguisé en marin, mais le crime ne fut jamais élucidé. L’affaire Oscar Dufrenne offre, par son ampleur et son retentissement médiatique, la possibilité d’analyser en détail les enjeux sociaux et politiques de « l’homosexualité » dans la France de l’entre-deux-guerres. Elle dévoile une subculture homosexuelle en pleine mutation, caractérisée par des manières très différentes de vivre et de définir son « homosexualité ». Les pratiques sexuelles, l’inversion de genre, le respect de la norme bourgeoise sont autant de variables qui interviennent et éclairent la façon dont la question homosexuelle est alors perçue par l’opinion et gérée par les pouvoirs publics. (note de FGR)