JM à JR (Fresnes 45/10/08)

 

Lundi 8 octobre 1945

Petite Jeannette chérie,

Pas de nouvelles de toi depuis quelques jours. Que se passe-t-il ? Je remarque que tes lettres se font rares (à moins qu’elles mettent plus longtemps pour me parvenir à cause de l’encombrement de la poste). Je dirai à ce sujet au parloir à ma mère quelque chose que tu voudras bien lui demander, très précisément. J’espère toutefois que mon attente sera récompensée demain ou même ce soir et que nous aurons le plaisir de lire la prose du Bd Diderot.

Pour le colis pendant que j’y pense, veux-tu bien demander à ma mère :

  1. de me mettre mes chaussons de peau sans faute
  2. une boîte de cure-dents
  3. un vieux bas de soie dont je désire me faire un bonnet de nuit, car il fait froid à la tête.

Le dernier colis était excellent. Si tu envoies encore du pâté américain prends soin de bien le tasser au fond de la boîte pour qu’il ne moisisse pas. Si tu peux trouver du saindoux (du vrai) cela est excellent en tartines. J’ai apprécié ces temps-ci la délicieuse mixture américaine de céréales que tu m’avais donnée il y a 2 mois. Les bonbons américains sont toujours les bienvenus. Enfin, bref, je suis devenu très gourmand. Et comme d’ici vingt minutes on va m’appeler pour mon colis, je me réjouis d’avance. Dis à ma mère que ses colis sont mal ficelés. Il faut des ficelles plus fortes et que l’arrangement en soit mieux fait. Deux ficelles en long pour boucler le colis. Sinon, il s’ouvre (pas de ficelles en travers, inutile). Si tu peux trouver de la crème à raser (américaine) bravo. C’est meilleur que le savon à barbe dont il me reste suffisamment. Voilà. Je suis bien exigeant. Mais j’ai presque idée que tu y prends plaisir.

Je travaille toujours beaucoup. Voila qui est moins drôle pour toi. Mais qu’y faire ? Comme dit mon avocate, c’est de l’incontinence. Elle est devenue très aimable. De ce côté-là pas de nouvelles. On attend la rentrée des commissions rogatoires et aussi de la 2ème visite annoncée.

Au dehors, les nouvelles ont l’air à peu près bonnes. On parle de plus en plus de détente, d’amnistie, de libération. C’est bien le moins que ce mot si usagé depuis un an serve à quelque chose pour nous. On ne voit pas encore que la France se soit véritablement libérée de ses  maux, au contraire. La vie chère, la démagogie, etc… tout cela aggrave la situation de jour en jour. Cela fera-t-il réfléchir les Français ? On en doute. Ils n’ont pas en main les données du problème pour pouvoir trouver les solutions. Je pense de plus en plus à la nécessité de partir pour l’étranger. On emmènera Jeannette dans quelque fourgon à bagages (confortable et décent. Tu n’auras pas la plus mauvaise place). Mais tout cela est du projet. Avant il faut tenir compte des réalités. Or pour l’instant, bien qu’il soit apparent que le contraire est encore en place, tout va très bien. La Terre tourne très rond. Les hommes ne sont pas méchants du tout, au contraire. Ils sont polis, aimables, dévoués et fraternels. Ils s’aiment entre eux que c’en est un poème. Les Juifs ne sont pas intéressés. Ils n’ont pas d’idées cupides. Les Russes sont doux comme des agneaux. Ils ne violent pas les femmes et donnent des montres aux prisonniers. Les Allemands n’ont pas commis de brutalités et les Français s’entendent entre eux. Voila ce que j’ai décidé une fois pour toutes et ce sera comme ça, ou sinon je me fâcherai. Remettre de l’ordre dans le monde suppose qu’on doit d’abord remettre de l’ordre dans ses idées, et il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes. Blague à part, il vaut mieux nier les petits travers des hommes que les accuser toujours. Il y a bien, mon Dieu !, quelques petites fautes par-ci par-là, mais puisqu’on condamne à un an de prison avec sursis des pillards et assassins FFI et qu’on fusille des collaborationnistes, justice est faite. Dieu Jehovah est content. Blague à part, il faut excuser les invraisemblances des nouveaux magistrats. Ils n’ont pas encore l’habitude. Dans vingt ans, ils apprendront le droit romain et dans cinquante la mansuétude. Pour nous, nous saurons faire quelque chose de nos dix doigts, ne fut-ce que compter les jours dessus. Blague à part, tout va très bien. On se sent heureux, soutenu, en forme. On est content de vivre dans un monde harmonieux avec devant soi de si nobles perspectives de paix. La triomphale victoire des Nations Unies (les trois grands) —ce sera bientôt un proverbe « Unis comme les trois grands »— a apporté la détente souhaitée. Maintenant tout va bien. Chaque conférence nouvelle est une réussite de plus. Après Yalta, Postdam, San Francisco, voici Londres d’où tout le monde est parti content, sans claquer les portes. Blague à part, tout va très bien. Heureusement que les élections sont à gauche. Cela va nous remonter très haut sur la pente dangereuse. On se sent rassuré par la présence des hommes à poigne. Et De Gaulle a fait un beau discours sur le Rhin, prêchant la réconciliation de l’Europe nouvelle. Deviendrait-il collabo ? Blague à part, tout va très bien.

Tu vois que je suis de l’humeur qu’il faut pour supporter dignement les épreuves qui ne sauraient nous attendre tant notre foi est grande dans la justice (non celle des hommes) et dans la vérité (transcendante en dehors de laquelle tout est erreur). Cessant de considérer les soubresauts de ce monde comme des réalités. Je m’attache à d’autres travaux beaucoup plus intéressants que de tâter tous les matins le pouls d’une opinion enfiévrée par les bobards. Les hommes qui s’occupent de politique me semblent de courte vue. Témoins ceux qui sont enfermés ici. Témoins ceux qui s’agitent dehors. Mais nous ne sommes peut-être là que pour témoigner nous aussi que nous avions raison au moment où il était dangereux d’avoir raison et que le monde souffre aujourd’hui de n’avoir pas écouté nos avertissements. Il n’écouterait pas davantage nos plaintes. C’est pourquoi il vaut mieux se taire et versifier. Versifions.

Comment va le mouchtatiot. Marche-t-il, sacré nom d’un petit bonhomme ? J’espère qu’il galope et qu’il pousse les chaises dans tous les coins de l’appartement. Bat-il sa mère quand elle est méchante au point de me reprocher de ne pas écrire ? Lui dit-il qu’il faut qu’elle m’écrive pour le moins trois fois la semaine ? A-t-il suffisamment d’autorité pour se faire obéir par toutes ses femmes ? Si oui, c’est un mâle digne du père qui le conçut et nous l’en félicitons publiquement.

Je remonte du colis. Il est parfait, merci mille fois. Déjà mangé la brioche et le chocolat. « † » C’est à dire que je n’en avais mangé que les deux-tiers avant la croix qui précède cette phrase et que maintenant tout est consommé. C’est bougrement bon. Il me semble meilleur chaque fois. Lundi prochain je te donnerai à nouveau mes impressions. On nous annonce que Darnand et Paquini attendent d’être fusillés mercredi. Mais il y a tant de bobards qui courent. Darnand a près de lui son aumônier. Il parait que la plaidoirie de l’avocate a été émouvante. Je ne veux pas dire tout ce que je pense. J’en dirais trop et on pourrait croire que je suis de mauvaise humeur et que je me plains que la vie ne soit pas juste. Que de prodiges d’habileté et de tendres prévenances faudra-t-il pour panser les plaies françaises. On doute d’y pouvoir parvenir jamais dans cette génération. A deux cents ans de distance, la révocation de l’Edit de Nantes, la révolution de 89 marquent encore le peuple d’un sillon sanglant. Les cicatrices d’une nation durent plusieurs siècles. Celles-ci se fermeront-elles un jour ?

Je viens de transvaser mon encrier. Tu vois que chaque petit geste de la journée correspond à quelque chose qui te touche, car je te vois d’ici remplir cet encrier avec précaution, le glisser avec prudence dans le paquet de linge, et penser avec désespoir qu’il servira à étaler sur du papier blanc d’innombrables pattes de mouche.

Veux-tu rappeler à ma mère qu’elle n’oublie pas le sel chaque fois. Je répéterai, pour que tu le saches aussi les choses indispensables dans un colis: a) sel b) crémosive c) ail, 1 ou 2 gousses d) lard ou matière grasse e) bouillon Kub et pour le reste à votre choix dans les denrées qui se conservent le mieux —également le sucre et le café en plus grande quantité si possible (sinon, tout va bien).

En voilà fini avec mes exigences. Voici maintenant la page des tendresses. Elles sont très réservées en attendant ta prochaine lettre. Moi, si on ne m’écrit pas, pas de gentillesses. Donnant, donnant. Cela ne m’empêche pas, très généreusement, d’accorder toute l’affection qu’il faut pour compenser —une fois n’est pas coutume— un luxe de prévenances détailles dont j’ai l’habitude de te combler prolifiquement. Tout au plus consentirais-je, madame la paresseuse, à vous embrasser sur le front avec précaution pour ne pas troubler une personne aussi réservée qui n’a pas eu le courage de mettre la main à la plume pendant trois jours. Il est vrai qu’elle a un si important chevalier servant dont il faut qu’elle comble les désirs qu’on ne saurait trop lui en vouloir. Passons pour cette fois et comme je suis le meilleur des hommes, je veux bien encore donner toute l’affectueuse cascade d’affection qui est nécessaire pour apaiser le cœur  fougueux de Jeannette dont on ne sait pas si elle retrouverait son sourire si périodiquement on ne l’inondait de baisers. Ca ne se fait plus, ma chère, très 1900. Aujourd’hui c’est une poignée de main en camarades. Allez, ne fais pas la moue. Ferme les yeux, tu l’as ta bise et quelques autres et je te permets de me tirer la barbe.

A bientôt te lire, mais surtout ne pas te voir à moins que ce ne soit dans la cage à poules. Arrange toi avec ma mère, dans les conditions que je t’ai dites. Patience. Courage. Bonne humeur et tout et tout. Mes bonnes tendresses.

J

Quant à Frédéric, je le bénis des deux mains.