JM à JR (Fresnes 45/09/10)

 

Lundi  10 septembre 1945

Petite Jeannette chérie,

Je viens de recevoir le colis pour lequel je dois encore te remercier beaucoup et affectueusement. Vous êtes gentilles tout plein, ma mère et toi, de me combler ainsi, d’autant plus qu’il ne doit pas être commode de trouver beaucoup de choses dehors et que les prix paraissent exorbitants. Veux-tu bien dire à ma mère d’arrêter maintenant les envois d’ail. J’en ai pour deux semaines. Il me faut aussi un peu de papier format comme celui-ci. Si tu as cela dans tes tiroirs,n’y manques pas.

Je crois que Jeannette a piqué une petite crise d’inquiétude se demandant ce que l’avenir lui réserve : un métier de Pénélope ou les satisfactions d’une présence mâle assidue. Il faut répondre à cela que nous n’en savons rien ni l’un ni l’autre, mais qu’il convient de ne pas se tourmenter. Première étape : sortir d’ici. Après nous ferons le point. J’imagine beaucoup de choses, mais on se trompe quand on n’est pas sur les lieux et la réalité vous apporte souvent des surprises agréables ou désagréables.

Aussi, le vendredi 7 septembre m’a-t-il apporté l’annonce que j’étais inculpé par le parquet de Chambéry pour des faits qui sont déjà à l’instruction ici. J’ai transmis la feuille du mandat d’arrêt à Mme Demercy en la priant de faire le nécessaire. Je ne pense pas qu’on me transfère car le gros dossier est ici, et je crois que là-bas, on a affaire à des brouillons qui s’imaginent avoir découvert la lune. Donc, cette annonce ne constituait pas un ennui supplémentaire. Simple incident.

Pour le reste, la vie s’écoule tranquille. Je voudrais bien avoir des précisions en ce qui concerne le docteur, mais pour cela, je crois qu’il faut attendre ce que va dire ou faire F. qui est certainement le seul et meilleur guide.

Il me semble que dans ta dernière lettre, les renseignements que tu me communiquais sont inexacts. Ils ne correspondent pas à ce que disent la plupart des avocats. Il y a non seulement projet en cours, mais projet déjà signé concernant de nombreux cas. Nous allons vers la grosse détente. Mais cela ne me préoccupe pas puisque nous cherchons une autre solution.

Je reviens sur ta lettre du 31 août. Bravo pour le Chili. Toujours utile. Pour les renseignements, continue à rester en contact, mais tu m’avais dit connaître quelqu’un de bien placé à la J. Que dit-il celui-là ? Cherche Questions Actuelles. Merci pour les papiers concernant le procès Pétain. Non seulement utile, mais indispensable. Dis à ma mère qu’elle m’apporte des nouvelles du jeune homme qui est venu la voir. Pour tes amis, je souhaite ne pas les voir de si tôt. Nous avons le temps de bavarder de tout cela. Demande leur de ne pas être pressés. Je ne comprends pas ce que tu me dis à propos de la Place (!?!) car je n’ai pas souvenir d’une courte lettre envoyée le samedi 18. Pas reçue. de quoi s’agit-il ?

Ne mets plus de poudres de fruits. La réserve me suffit pour trois semaines. Pas de lithinés. La poudre d’œufs est épatante: très pratique et délicieuse. Mais saches que le lard est le principal élément du combat contre la pénurie d’aliments. De cela je ne remercierai jamais assez.

Je n’ose plus t’interroger sur tes affaires et sur la question d’argent. Tu me l’as défendu. Donc j’imagine que tout va bien. Pour le moral aussi. Quant au Frédéric, il n’est même pas question de demander s’il est beau garçon et sage. C’est le dieu des dieux.

La période actuelle commence à être la plus difficile. Un an de détention dans huit jours. Cette année, si longue soit-elle, a passé très vite car nous meublons le temps avec des repos et des poses bizarres : dans deux mois, dans un mois, etc… Nos repères, à nous prisonniers, sont distants et s’espacent de quinzaine en quinzaine. Et si l’on me disait que tout serait fini dans trois mois, je dirai avec effarement que c’est demain et que j’ai tout juste le temps d’accomplir quelques travaux urgents et rapides avant de partir car, s’il le faut, j’ai bien encore pour six à neuf mois de travail sur le coin de ma table, à condition d’avoir l’esprit tranquille. Faut-il l’avoir ? Tout est là. Nous avons passé le plus dur. Il s’agit maintenant de débrouiller définitivement la situation. Pour cela je compte sur Floriot. Mais je voudrais bien que ses promesses, ou ses espérances, se réalisent. Sinon, nous irons à la bataille courageusement. A moins qu’on décide que nous ne battrons pas sur ce terrain et que notre cas ne mérite pas de publicité. De toutes façons, je compte bien rester maître du terrain. Moins que jamais j’ai l’intention de céder un pouce de ce qui m’appartient : ma conviction absolue que nous avons agi pour le mieux dans l’intérêt général et que c’est nous, et nous seulement, qui avions cent mille millions de fois raison. Et tout le prouve. Surtout le fait que nous soyons ici et nos adversaires en liberté. Il est plus honorable pour certains d’avoir passé l’année en prison que dehors.

Voila bien des paroles dures ou extravagantes, mais quoi ! La sincérité ne souffre pas de dissimulation et je ne veux pas ruser. Maintenant, je suis assez curieux de voir les nouvelles épreuves qui m’attendent. Car, dans toutes choses il convient de considérer la fin, et pour des raisons personnelles, j’aimerais autant que ceux que j’aime ne souffrent pas de mes avaries politiques. C’est la seule chose qui m’a empêché jusqu’ici de me précipiter au devant d’un jugement tout fait, car bon Dieu ! le monde actuel ne vaut pas la peine qu’on lui survive, et s’il n’y avait pas tant d’amis et d’intérêts à sauver malgré tout, j’avoue que je m’offrirai de bon cœur aux coups d’ennemis si méchants et sectaires pour passer sur un autre plan plus agréable, car la mort n’est qu’une transition. Toutefois, l’idée de vaincre de si méchants arguments, tant de bêtise et de bassesse, me tient à cœur. Il faut vivre avec le grand idéal de savoir que la vérité surnage et ne peut être atteinte par tant de forces matérielles, mécaniciennes, atomiques. Les hommes d’aujourd’hui vont de plus en plus vers un socialisme animal, une coalition grégaire, qui satisfait leurs plus bas instincts dont le principal est l’envie. Où que soit la richesse (celle du cœur et de l’esprit, la seule vraie), elle est vilipendée et déchirée par des chiens qui s’intitulent meneurs de foules. Cette coupe d’amertume, nous l’avons bue jusqu’à la lie. Il arrive bientôt le moment où les voyous se déchireront entre eux et où l’anarchie sera telle que le peuple lui-même réclamera un caporal et une trique. Pour l’instant, nous apprenons la patience en regardant le sang couler.

O petite fille naïve, bonne mère, mystique, aimante et toute simple, voici bien des choses dures pour une enfant si détachée de la politique. Où as tu été fourrer ton nez et ton affection que t’éprendre d’un poète qui s’amouracha si facilement de la chose publique et qui est un passionné de la justice, un affamé de l’ordre, un maniaque de la hiérarchie, un acharné détracteur de la médiocrité, un poète qui vit dans sa tour d’ivoire et plus encore d’ivoire métaphysique, dans le super-naturel, la nature transcendante, pour qui les soucis des amoureux de la poussière terrestre ne comptent plus. Voilà ce qu’un an de cellule a fait : un mystique qui s’éprend de la solitude, de la claustration, du recueillement de la méditation. Bientôt le couvent. Où que ce soit, la vie sera désormais monacale, familiale, peut-être tumultueuse. Tels certains jésuites, ou certains révolutionnaires, il faudra toujours être prêt à boucler sa valise. Nous vivrons donc avec une malle, quelques livres, du papier de réserve et une encyclopédie portative : le Tout en Un.

Chérie, je voudrais te faire rire, et il me semble que j’y arriverai si je pouvais te prendre le bout de ton nez dans mes doigts d’Aristarque [1] et te faire suivre le chemin rimé qui conduit à la lune, la vraie, et non au cabanon. Il y a dans l’air d’innombrables voix qu’on n’entend guère quand le cœur ne bat que pour une passion. Je saurais te faire vivre sur d’autres cordes raides que celles de la lessive qui, si sympathiques soient-elles servent à faire sécher les langes. Si quelquefois la France n’est pas hospitalisée aux rimailleurs qui veulent le bien des hommes malgré eux, nous irons dans quelque planète où Uranus, père de Saturne qui engendra tous les dieux dont Jupiter, nous fera une place de choix. A propos, Je vais probablement commencer quelque chose sur Astrée. Ce sujet me tente. C’est la déesse de la Justice qui regagna les cieux quand elle fut écœurée des hommes. Seulement j’attends que la patience ait fait mûrir mon jugement, de crainte qu’on trouve dans cet écrit fumant des traces de passion personnelle.

Après tant de digressions littéraires et pataphysiques, me sera-t-il permis de t’embrasser la main puis le front de Frédéric, puis sa joue, puis la tienne, puis si tu y tiens et si j’y trouve plaisir, tout ce qui peut consoler, égayer, réjouir ton esprit et ton cœur avide d’affection. Mes baisers tendres.

J

[1] Aristarque : critique éclairé mais sévère (vieilli); du nom d’Aristarque de Samos (310-320 av. J.-C.), précurseur de Copernic, qui eut le premier l’idée de la rotation de la Terre sur elle-même et en même temps autour du Soleil. Cette doctrine le fit accuser d’impiété. Il avait aussi inventé une méthode permettant de calculer les distances relatives de la Terre au Soleil et à la Lune (note de FGR)