JM à JR (Fresnes 45/09/24)

 

Lundi 24 septembre 1945

Petite Jeannette chérie,

Je ne t’ai point écrit la semaine dernière, car il fallait que je puisse expliquer à ma mère beaucoup de choses importantes et, mon Dieu !, le règlement veut que nous ne disposions que de deux lettres par semaine. Donc il m’était impossible de penser à contenter la malheureuse petite fille qui attend maintenant avec régularité son jeudi pour piocher dans mes pattes de mouche de quoi satisfaire ses élans sentimentaux. Cela ne veut pas dire que je n’ai point pensé à celle dont la photo est épinglée sur mon mur, à côté d’un bébé qui empoigne les barreaux d’une fenêtre avec une mâle énergie, preuve qu’à l’avenir il saura, d’un geste vigoureux, secouer toutes les entraves humaines, y compris les dominations maternelles.

Je viens de recevoir le très succulent et très amoureux colis auquel tu as participé avec tout ton cœur et tes produits de Bretagne, les uns étant l’expression de l’autre, et combien te suis-je reconnaissant, dès le lundi, de grignoter du chocolat jusqu’au lundi suivant et de mordre encore dans la saucisse ou d’ingurgiter la poudre d’œufs. Je suis comblé, et si ce n’est encore le désaccord qui subsiste (oh bien léger) entre l’obligation de rester enfermé dans ma cellule inhospitalière et mon appétit de courir la terre, je me sentirai le plus heureux des hommes. Cette envie de courir la terre, nous l’avons transformée, sublimée, en besoin impétueux de courir la réalité d’un œil métaphysique, si bien que nous ne souffrons point du tout de nos contraintes présentes. Au contraire, nous voyons peu à peu l’aiguille du baromètre politique, après avoir été à l’orage, passer au variable et tendre au beau temps. Nous n’y sommes pas encore, mais les indices les plus favorables sont là qui nous poussent à supposer que la détente annoncée se produira enfin, non pas par la volonté généreuse de nos adversaires, mais par l’obligation où ils sont de se prêter à la volonté internationale d’organiser ici l’ordre et la stabilité. Des avocats le disent, et d’autres bruits courent, que tu ne me confirmes pas, mais qui persistent néanmoins par ailleurs avec autorité. Nous sommes donc confiants et plus rassuré.

Il ne me plait pas du tout de te voir le mois prochain. Je trouve cela parfaitement inutile. Ces conversations n’ont rien de folichon. J’aimerai mieux te voir dans trois mois à mon aise, et librement. Mais je me demande si F. ne pourrait pas retarder cette rencontre sans intérêt. Tout cela est tellement vain. C’est vraiment déranger les gens pour rien, puisqu’on sait qu’en fin de compte… hein ? La nouvelle que tu m’annonces de la visite d’un deuxième Esculape [1] me réjouit. Mais je me pose encore quelque point d’interrogation.

Reprise de la lettre après dîner. Le gâteau de riz est délicieux. A propos, puisque nous sommes au chapitre du colis, peux-tu téléphoner à ma mère de m’envoyer la prochaine fois

  1. du savon,
  2. de me trouver si cela existe encore chez les chapeliers un béret basque (bords larges) taille 57 je crois ; si c’est trop petit je découdrai le cuir; le mien qui a déjà deux ans a pris une teinte pisseuse si lamentable que mon « chef » s’en trouve déprécié ; si c’est trop cher, attendons, mais de toutes façons j’en aurai besoin en sortant
  3. qu’elle n’oublie pas que j’ai besoin d’un pantalon chaud pour l’hiver ; je sais combien c’est difficile, mais non impossible. Rappelle le lui.

Voilà, l’essentiel est le savon.

As-tu les tuyaux sur l’Argentine ? C’est le principal. J’ai de très bonnes idées: entre autres celle d’abandonner la politique (ou à peu près). Je crois qu’il est plus profitable de faire du commerce ou de la littérature, vendre du corned-beef, des cuirs et peaux, de la farine de moutarde ou des tonnes de guano. Voilà des métiers utiles, agréables, qui servent la cause de l’humanité. Tandis que ces journalistes, ces poètes, ces rêveurs, ces réformateurs !!!

Le cinéma me parait maintenant fort bien dirigé par des gens compétents. Ils vont faire de grandes choses. Le film sur la « Résistance » a déjà coûté 60 millions… gâchés, car on s’est aperçu que les trois acteurs principaux étaient miliciens !!! Horreur ! Mais cela ne fait rien. On recommencera. Au besoin, on fusillera, pour de vrai, quelques collabos pour que les images soient mieux réussies. J’ai d’autres nouvelles aussi abracadabrantes. On a interdit quelques metteurs en scène… à vie… Motif : cherche ! Je te le dirai un jour —ou plutôt non— pas de temps à perdre à raconter des bêtises.

J’espère que tu tapes beaucoup… et vite.

Il y a chez Mme Demecry un nouvel ouvrage intitulé: Gabriella, pièce de théâtre en 3 actes. J’aimerais que cela soit très vite fait. Si tu ne peux le faire, dis le moi, car je m’arrangerai ailleurs, quoique tu sois seule capable de t’y retrouver dans ce galimatias. C’est deux fois moins long que Lancelot. On demande dehors la Mon. Soc. mais je ne veux pas le donner tout de suite. Nous avons 3 mois au moins devant nous. Pour Gabriella ce serait plus urgent que tout. Cela passerait même avant le journal. A propos, n’en parle pas. Inutile de faire bavarder les amis. Ils sont toujours craintifs ou malintentionnés.

Autre chose : peux-tu redonner à ma mère les bibelots chinois que tu as. Je veux faire une vente en bloc de tout ce que j’ai de chinois ou japonais. Cela n’est pas très urgent.

Voila tout pour la semaine, en ce qui concerne les choses utilitaires. Pour le moral, ou l’intellectuel, ou le sentimental, ou le métaphysique, ou le philosophique, nous aurions de quoi écrire un livre, une série de volumes, une encyclopédie, peut-être consacrée au seul personnage de Jeannette qui, à elle seule, est tout un monde. Et pourquoi pas ? Suppose que je commence un roman : une jeune fille. A-t-elle dix-sept ans ? ou vingt-trois ? en tout cas elle ne les  parait pas, travaillant dans un bureau du septième étage de la rue des Mathur… non… d’une rue quelconque. Un jour (description du bureau, description de la rue, du café d’en face, de la concierge, de la boule d’escalier, du juif d’en bas, du contentieux d’en haut). Retour à la maison du boulevard Did… ou de la rue Untel. Famille. Suspension. Salle à manger. Chambre jeune fille. Cosy Corner. Photo du capitaine Fonck (pourquoi Fonck hé ! hé !). Vie sentimentale. Point d’interrogation. Elle fait du violon le mardi. De la machine à écrire. De la sténo.

Elle fréquente les chanteurs. Préférée d’un gros artiste de l’opéra. Nom italien. Bel canto. Prestige. Beaucoup d’élèves. Quelle célébrité ! [2]

Petite fleur bleue dans mondanités (description hôtel particulier. grand piano, grand escalier, femme de chambre, vieille demoiselle). Jeune homme déjà marié, un peu bohème, même trop. Une femme en passant. Comme les fleurs des champs. Celle-là est-elle plus jolie que les autres ? Les yeux plus bruns, le nez plus petit, l’air plus vif ? S’attache-t-elle ? Que pense-t-elle ? Aventure ? Une fleur en passant.

Au septième étage de la rue des M…., les instants sont grands, quand les cœurs battent de plaisir. Un point c’est tout. Un point à la ligne. Et on recommence.

De fil en aiguille, de mois en années, de fleur en passant à d’autres champs, à d’autres instants, voici le moment où l’on prend des habitudes, où l’on s’attache à la source qui, fraîche ou brûlante, secrète de l’eau vive, de l’alcool brûlant ou du sang précieux. Hé hé ! Voila-t-il pas que l’hirondelle est prise au nid, apprivoisée, qu’elle revient fidèle, acharnée, passionnée. Coup de becs, coups d’ongles, coups de crânes (grande description du petit appartement en face d’un grand jardin). Longues soirées. Courtes visées. encore une fois, un cœur qui bat sans savoir pourquoi.

Sait-elle pourquoi ? N’en sachons rien. Mais dès cet instant où il bat, il ne faut plus lui faire de peine. Juste assez pour l’éprouver, pour savoir qu’il bat pour de bon, car sinon, ce serait comédie, or l’amour est toujours tragique, lyrique, grandiloquent, mirifique. Et puis, elle est si sérieuse, quand elle joue du violon.

Un jour (la vie est comme ça) poussée de vie. Voila t’il pas qu’il passe dans l’air des anges qui veulent un jour devenir violonistes. Pourquoi pas ? Nous avons tous le devoir de fournir les orchestres musicaux. Plus il y a de musiciens, plus les chœurs de l’infini seront complets (grande description de la conversation, avec une barbe importante, rentrée mais présente). La vie est sérieuse quand il s’agit des tout-petits. Et des grands aussi, qui sont si petits.

Et voila le roman presque terminé dans sa première partie. Le deuxième livre sera pour demain. Dans dix ans nous écrirons la suite. Que sera-t-elle ? Nul ne le sait. Mais ce qu’on sait c’est qu’elle aura des ailes, que les larmes seront compensées par des baisers. En faudra-t-il pour effacer tout le passé.

N’imaginons rien. Vivons la vie au jour le jour. Le gâteau de riz était délicieux et lundi prochain la saucisse sera bonne. Mais je ne suis pas du tout content de vous voir au mois d’octobre. C’est pourquoi je vous embrasse tant et tant que vous saurez bien vous débrouiller pour qu’on en recule l’échéance. Maintenant, ce n’est pas nous qui disposons, ni eux non plus, et la volonté de Dieu est infinie. Mes baisers tendres et pour le Frédéric les souhaits les plus ardents pour que son avenir politique transparaisse déjà dans ses gestes autoritaires… et socialistes.

Tendrement

J

[1] Esculape: Dieu romain de la médecine (Note de FGR)
[2] Il s’agit de Lucien Muratore, ténor à l’opéra de Paris, dont Jeanne Roux a été l’assistante dans son école de chant (Note de FGR)