Dimanche 2 septembre 1945
Petite fille chérie,
Voici encore des jours qui passent. Nouveau mois. Nous rapproche-t-il d’événements heureux ou d’échéances difficiles ? Je pense que de toutes façons, même s’il nous faut encore subir quelques désagréments, nous nous acheminons vers la lumière et non point ces ténèbres épaisses à travers quoi l’espoir ne devine rien que la haine sordide, que le mufle des fauves. Jusqu’à présent, je n’ai point à me plaindre d’avoir été maltraité. Faut-il croire instamment qu’une providence toute puissante ait interdit qu’on touche à ceux qui sont de bonne foi dans leur action et leurs désirs ? Remercions la donc et sachons qu’elle continuera son œuvre. Nous n’avons pas le droit de douter.
Voilà bien de la confiance. Mais qui n’en n’aurait pas quand on voit un si beau gros garçon comme Frédéric avec des yeux d’une telle splendeur ? N’y a-t-il pas chez les enfants de cet âge déjà tout l’infini qui est passé et qui ne peut périr puisqu’ils sont l’image éternelle d’une vertu supra-humaine, cette innocence supérieure qui les bénit à tout jamais et fait qu’à travers leur vie d’homme (leur vie brutale, si elle est cautérisée par les procédés nationalistes occidentaux) ils sauront se souvenir de leur fraîcheur première. A voir au début de sa vie tant de douceur et de féminité autour de soi, tant de bonheur et de douce quiétude oblige l’individu à partir dans la vie d’un idéal qu’il conservera durant toute son existence, et il est heureux, l’enfant qui a trouvé dans son berceau tant de fées dévouées à sa sérénité.
Voilà bien des compliments pour une aussi petite personne, mais il les mérite. Il est superbe ton gars. Et il s’accroche très bien aux barreaux de la cage à poules. Il a le cheveu blond clair comme je ne le croyais pas, car sur les photos il me paraissait plutôt châtain. Quant à ses yeux, ce sont des merveilles. Là, je ne me reconnais pas responsable. Finissons de louer ta progéniture. Tu en concevrais de l’orgueil. Il convient que tu saches qu’une mère n’est que l’instrument de la nature, comme le père du reste, et que les remerciements qu’on peut lui adresser doivent de ce fait être limités, à sa virtuosité d’exécutante. Tu as été patiente et obéissante. Voilà. Bravo !
Foin des taquineries. J’attendais des nouvelles de toi après la visite que tu as dû faire vendredi. J’espère que ce soir ou demain m’apportera la lettre attendue. Pour l’instant nous sommes calmes et tranquilles. Ce mois de septembre va montrer le véritable virage de la détente ou de la pré-détente. Peut-être faudra-t-il se bagarrer un peu dans quelque temps pour liquider la situation, mais je ne crois pas maintenant que nous soyons désormais placés dans les mêmes conditions où se sont débattus depuis onze mois ceux qui nous ont précédé. Attendons avec confiance.
J’ai commencé cette lettre tout à l’heure et plusieurs interruptions m’ont obligé à la reprendre bout par bout. D’abord la rentrée de la promenade (où je ne suis pas allé, car il ne me disait rien d’aller tourner dans une cage pendant une demi-heure, avec un certain empoisonneur qui m’accroche à chaque fois pour me demander mon avis sur tout, y compris la politique et les soins à accorder aux escargots, et surtout pour me donner son avis sur tout. Comme il est l’incompétence, la futilité et l’ignorance elle-même, nous ne manquons pas d’être bourré de bobards). Je restai donc dans ma cellule, où je pus procéder à un lessivage complet de ma digne personne, qui engraisse, faute d’exercice. (n’en déduis pas que je mange trop, le morceau de lard est l’essentiel du colis hebdomadaire, rien ne saurait remplacer ce bout de gras. Du reste, un peu de vélo et de marche à pied en sortant d’ici feront rapidement tomber ce mauvais petit embonpoint qui s’évanouira aussi sous les massages du préposé aux bains turcs du boulevard Haussmann, où je compte bien me rincer et me gratter immodérément pendant 8 jours de suite.
Après la promenade, culte protestant. Excellent sermon d’un pasteur dans la chapelle de Fresnes où nous sommes parqués, emboîtés, enfermés violemment dans une cellule individuelle d’où ne dépasse que le museau. Au mur des copies de Véronèse. C’est toujours ça. Une bonne « Cène » et une bonne « mise au tombeau » avec des couleurs pas trop voyantes. Il semble même qu’il y ait un authentique François de Sale. On se demande qui sont les généreux donateurs. Peut-être d’anciens banquiers détenus. Les cabines sont couvertes d’inscriptions politiques, personnelles, obscures ou mystiques. Curieux mélange. Il passe ici le meilleur et le pire.
Puis après la rentrée, la soupe est venue encore interrompre cette missive chargée de passions. Une soupe aux haricots avec une trace de beurre (menu du dimanche), bonne du reste… A propos, ne ménage pas le sucre, il est bien reçu. Je dis cela en pensant au fromage blanc qu’on nous a octroyé. Demande à ma mère de m’adjoindre à mon linge un torchon et penser que je suis sur la fin de ma pâte dentifrice. Pour le reste, tout va bien.
Le dictionnaire a déjà fonctionné beaucoup. Il était indispensable. On ne saurait vivre sans lui. C’est une béquille qui évite des tas de pas inutiles. Et j’ai trouvé immédiatement de quoi m’intéresser passionnément. Ceci prépare pour le futur de grands travaux. Heureusement pour toi ce genre de copie est assez bref.
Je remets ma lettre à demain pour travailler. Des choses urgentes nous réclament. Bonne nuit à tous deux. Que les blonds et les blondes dorment en paix.
Lundi
Réveil. Déjeuner (café et saucisse colis). Grand nettoyage quotidien de la cellule. Lavage du plancher. Mise en état des paillasses, disposées en sièges le long du mur. Lectures. Déjà les avocats font descendre les clients. Branle-bas habituel des lundis. Après une matinée passée à travailler, j’enfilerai mon costume deux-pièces pour descendre chercher le colis hebdomadaire. Les bobards circulent déjà ça et là. Tous les jours les plus pharamineuses utopies s’échangent de fenêtre à fenêtre. Fresnes vit dans la hantise de l’amnistie. Tous se voient déjà libérés, chacun souhaitant la satisfaction accordée à son égoïsme particulier. Il faut dire que les meilleurs n’ont pas ici perdu leur moral, ni le sens de leur mission. Quelle école politique splendide que la prison. Rien de tel pour mûrir les hommes.
Je lis depuis hier la vie de Rama Krishma [1] par Romain Rolland [2]. Toute l’Inde avec ses sectes, et ses bouleversements religieux y passe. On se sent devenir ascète, brahmane, prêtre de la déesse Kali, contempleur de l’« Unité », adeptes des veda [3]. Si on faisait de Frédéric un moine indien ? Il épouserait symboliquement vers 25 ans une petite fille de cinq ans, et parcourrait le monde en prêchant le nouveau dogme, après les rituels exercices yoghis, la macération monacale, la chasteté obligatoire, et le bronzage du corps du aux exercices mentaux. Bon métier que celui qui rapporte la vie éternelle. Bien supérieur au marché noir. Et puis voilà un métier original qui ferait bavarder la famille. Il n’est pas exclu que je ne l’adopte pas pour moi, histoire d’abord de faire causer le quartier. Ces occidentaux sont agaçants avec leurs préjugés laïques. Ils ne veulent jamais sortir de leur petit cercle étroit et bourgeois. Plutôt que finir avec un chapeau melon et un col dur, il vaut mieux la chlamyde [4] et le peplum, un temple au bord du Gange, les grands congrès boudhiques de Bénarès, le prestigieux édifice symbolique du Gaurisankar [5], qui incite à l’altitude de la pensée, et les bouleversements frénétiques de la loi Mélécienne [6] qui ravage les illusions mortelles et fait transparaître le dieu sous-jacent. Qui sait ? Il arrivera bien le jour où il faudra fouler d’un pied léger ou mentir les meilleurs attachements humains pour gagner les sommets transcendants de la métaphysique pure après être passé par ceux de la poésie, et tel qui plaisante aujourd’hui parle sérieusement pour demain.
Toutefois il convient de ne pas être brutal dans nos désir les meilleurs et de ne pas effaroucher les petites filles qui ne sont pas prêtes pour d’aussi pénibles expériences. Donc, pendant le temps qui nous est dévolu encore, où il faut s’occuper de choses plus ou moins terrestres, nous nous montrerons affectueux et patients au possible pour que le sourire ne se fige pas sur les lèvres qui ont besoin de baisers tendres. Voilà bien des succions physiques, mais les concessions qu’on fait à la nature touchent peu à peu à l’âme et sèment leurs grains au profond de l’esprit. Je t’embrasse donc avec gentillesse. Souhaitons que l’avenir se révèle bientôt plus clément, que la semaine soit heureuse et tranquille. Que ce pays reprenne ordre, santé, couleur. Il se peut alors qu’il soit vivable. Sinon, nous trouverons bien un coin sur la terre où poser sa tête et regarder aux étoiles dont Frédéric n’est pas la moindre, ni sa mère non plus. A bientôt.
J
[1] Râmakrishna Paramahamsa de son vrai nom Gadâdhar Chattopâdhyâya (Kamarpukur, près de Calcutta, 18 février 1836-Calcutta 16 août 1886) est un mystique bengali hindouiste majeur de la période contemporaine. Dévot de Kâli et enseignant de l’Advaita Vedanta, il professait que « toutes les religions recherchent le même but » et plaçait la spiritualité au-dessus de tout ritualisme. (note de FGR issue de Wikipédia)
[2] La vie de Râma Krishna par Romain Rolland
[3] Veda: mot sanscrit signifiant « le savoir ». Ensemble de textes réputés révélés par Brahms (Note de FGR)
[4] Chlamyde: manteau des anciens Grecs, d’origine thessalienne (Note de FGR)
[5] Gaurisankar: sommet de l’Himalaya (Népal), 7145 m (Note de FGR)
[6] Mélécien: Disciple d’un évèque de Lycopolis (Egypte), Mélèce, qui, au IVème s., se montra dur à l’égard des apostats, puis provoqua un schisme qui se prolongea jusqu’au Vème s. (Note de FGR)