JM à JR (Fresnes 45/08/27)

 

Lundi 27 août 1945

Petite Jeannette chérie,

Les jours passent. Je regarde le haut de ma feuille à droite et je vois que là où j’inscrivais mars il y a quelque temps, on écrit aujourd’hui août, sans que les événements aient beaucoup changé à l’intérieur. Par contre, il faut dire qu’à l’extérieur les choses se sont améliorées. On parle officiellement d’amnistie. Je sais bien qu’elle n’est que partielle et n’atteint guère de cas. Mais c’est déjà le signe d’une détente. La politique a l’air d’évoluer. Le rapprochement avec l’Amérique oblige la France à ne plus considérer le problème communiste avec les mêmes yeux. Du même coup, ceux qui, par leurs actions inlassables ont toujours été au premier rang contre ceux qui ont toujours trahi et pillé et tué en se prétendant les sauveurs du monde, retrouveront-ils avec la liberté possible la permission de servir à nouveau leur pays ?

Voici que bientôt on ne nous regardera plus avec mépris, mais comme des militants courageux qui ont supporté des épreuves pénibles pour avoir défendu des idées reconnues saines. Peut-être avons-nous été trompés de bonne foi par un gouvernement qui nous a engagés dans la mauvaise voie. Il n’empêche que nous étions sincères et avons cru lutter pour le bien du monde et de la France. Voilà ce qu’août nous permet de dire avec un peu plus d’assurance qu’il y a quelques mois.

Je ne sais si tu as des nouvelles concernant tes amis. Sans doute sont-ils en vacances. J’aimerais pour eux que celles-ci se prolongent le plus possible. Mais peut-être n’en n’ont-ils pas le loisir ? Dès leur rentrée, préviens-moi. J’espère te voir à une date que je n’ose souhaiter rapprochée malgré le grand désir que j’en aie. Tâches de fixer toi-même dans ton esprit la date que tu veux. J’aimerais beaucoup que tu prennes le vent chez Floriot. Il y a un jeune homme qui est venu trouver ma mère. Je voudrais savoir si ce qu’il lui a dit est sérieux. Car je ne vois guère de solution heureuse dans ce qu’il apporte. En tous cas, veux-tu bien redire à ma mère ma recommandation principale : qu’on ne fasse rien sans Floriot. Lui seul est responsable de l’affaire et je n’irai pas contre son avis. Si quelque chose doit être tenté, qu’il dirige les opérations. Ceci est urgent à téléphoner. Du reste, il n’y a que lui qui ait les détails concernant l’affaire.

Voilà pour nous autres de Fresnes. Tu vois que je suis patient et confiant. J’espère que tout cela aura prochainement une solution heureuse. Et je m’y emploie constamment.

Quant à notre humeur, elle est excellente pour le moins. Que nous manque-t-il ? La liberté ? Nous l’avons dans la poésie. Le Bonheur ? Nous le trouvons dans la contemplation. L’action ? Elle est pour l’instant littéraire et métaphysique. Mais elle remplit complètement notre esprit. Le plaisir de la vie moderne ? Nous sommes continuellement occupés à voir défiler les avions, les détenus, les témoins de faits grandioses, les célébrités internationales. Les douceurs du foyer ? Elles sont encloses dans nos souvenirs et nos promesses. La présence des êtres chers ? Nous les savons libres de leurs mouvements, occupés à bien faire, contents de leur patiente épreuve. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et quand nous sortirons ce sera seulement l’affirmation spectaculaire extériorisée du paradis que nous portons en nous. Voilà à quoi la sagesse mène les hommes. A se trouver heureux en face d’un mur boursouflé de cratères d’humidité, et joyeux parce qu’il possède quatre feuilles blanches à noircir tous les matins. Je continue à travailler comme tu le penses, et te prépares un de ces boulot !

A propos, les travaux qui te restent à faire doivent être exécutés en 4 épreuves. Je compte bien t’en parler prochainement si tu viens me voir au parloir jeudi comme je l’espère avec le sieur Frédéric, qui ne se trouvera pas trop dépaysé dans la cage. Je voudrais pouvoir te parler de lui longuement car je sens bien que c’est la seule chose qui t’intéresse dans la vie, sauf un certain barbu qui ne l’était pas l’année dernière. Qu’en pourrai-je dire de ce Frédéric au vu d’une seule photo, délicieuse d’ailleurs, sinon qu’il a l’air d’avoir le cheveu un peu rebelle, l’œil étonné mais grand, et de la couleur de ceux de sa mère, le nez un peu épaté, mais le teint jovial, et la mine bonne. Il a le crâne intelligent du montagnard solide ; la main a l’air ferme et décidée ; les doigts seront-ils pianistes ou violonistes ? On ne sait encore. Il faudrait regarder dans les lignes de sa main pour y voir les talents cachés. La bouche est appréhensive et le front compréhensif. Il a l’air de considérer la vie avec un peu de recul objectif qui le pousse à une attitude digne et quasi offensée, mais ce n’est que prudence chez lui et il a trop d’objectivité pour ne pas rester sereinement indifférent en face de l’objectif d’un photographe. Peut-être regarde-t-il avec attention une poupée qu’on lui montre. Dommage ! Il est bien trop tôt pour lui pour prêter attention aux femmes et ces distractions dangereuses ne doivent pas lui faire oublier l’objet de sa mission terrestre, qui sera d’éduquer politiquement les hommes et les femmes et leur faire comprendre les beautés de la collaboration… avec qui ? On collabore toujours avec quelqu’un. Je connais une fille qui a collaboré avec un bougre de poète pour mettre au jour un bonhomme sans rival au monde. Et je peux présenter une blonde quelque part d’une façon très nette : ma collaboratrice. Voilà œuvre utile que de doter l’humanité de pareils génies. Surtout, surveilles ses lectures. Qu’il ne lise pas du Georges Sand, ou des journaux d’un parti opposé, ou des livres trop légers. Pour l’instant, il vaut mieux qu’il regarde sa mère dans les yeux. C’est là son livre de vie. Il a du reste une chemisette et des manches bouffantes que j’envie. Où est l’heureux temps où nous n’avions rien d’autre à penser qu’à regarder jouer les rayons du soleil ? Reviendra-t-elle la sérénité totale qui vient de la merveilleuse insouciance de l’enfant, ne connaissant rien des problèmes humains ? Il est vrai qu’au fur et à mesure qu’on se développe, on perd de son inconscience et que l’approche de la réalité exige le dépouillement de soi.

Merci pour la longue lettre sur l’Australie. Je vois que tu exécutes les désirs avec une promptitude louable. On ne saurait t’être trop reconnaissant et nous t’en promettons pour l’avenir de douces récompenses si quelquefois elles sont en notre pouvoir. Seulement, il faudra passer par des épreuves de patience. Tout finit toujours par s’arranger, non comme on le veut, mais comme il le faut pour le mieux être de la personne.

J’ai vu que tu as comblé encore ma mère de prévenance. Merci pour elle. Elle y est très sensible et je crois qu’elle s’intéresse beaucoup au poupon. Voilà bien des femmes autour d’un mâle. Saura-t-il résister à tant d’assauts de gentillesse et ne sera-t-il pas élevé trop fémininement ? De la douceur d’accord. Mais un tel bain d’affections pour un enfant qui a besoin de temps en temps d’entendre la voix rude d’un homme et de tirer sur une moustache. Il faudra changer un peu cela.

Trêve de plaisanteries. Passons aux choses sérieuse. Je te répète le délai qui t’est imparti pour la réalisation de ce que tu as, trois mois au plus, car il nous faut aller vite en besogne. De plus, il se peut que des événements nouveaux réduisent ce délai. Je sais que des entrepreneurs attendent déjà ce travail. Il faut donc se hâter.

D’autre part, je voudrais bien que Floriot puisse réaliser ses promesses. La solution préconisée était souhaitable et je l’attends avec bonheur et patience. Mais viendra-t-elle ? C’est là où je voudrais que tu te renseignes. De toutes façons je sais bien qu’il y aura un dénouement satisfaisant, mais nous allons entrer dans la période où nous pouvons agir et ne plus attendre indéfiniment. Toutefois, je suis prêt encore à envisager sérieusement toute la fin de l’aventure.

Écris-moi souvent. Tu me fais toujours très plaisir. Le moindre rien que tu me dis prouve quelque fois tant de choses. Un prisonnier ne vit que de son intérieur très intime et de ses maigres antennes avec l’extérieur qui prend pour lui l’apparence d’un rêve infini, tandis que les réalités spirituelles s’approchent avec une intensité quotidienne.

A bientôt te lire. Mes bonnes caresses à Frédéric. Si tu rencontres ma mère dis lui à l’oreille qu’elle ne se tourmente pas, et que mes bons baisers la rassurent.

J

PS. Pour les colis tout est parfait. Dis à ma mère

  1. de glisser chaque fois un peu d’ail.
  2. la paire de pantoufles est déjà terminée, le tissu e était brûlé. Il m’en faut une autre d’urgence.
  3. Je voudrais que tu fasses chercher la collection complète de « questions actuelles ». C’est une revue qui paraît depuis 1 an. Procures-toi tous les exemplaires parus et suis le. Je les lirai à la sortie. Indispensable.
  4. un peu de sel SVP.
  5. un peu de poudre de citron ou d’orange pour boissons (5 ou 6 paquets, j’en utilise généralement 2 ou 3 par semaine).