JM à JR (Fresnes 45/08/19)

 

Dimanche 19 août 1945

Ma petite fille chérie,

Tout Fresnes est en émoi d’avoir lu un projet d’amnistie débattu au Conseil des Ministres. Tous se croient déjà dehors. On sent en tous cas la détente. Il me semble que c’est aussi cela. Mais je suis un peu plus prudent, car il ne faut pas rêver, et nous avons beaucoup plus, nous autres gens de bonne foi qui disons la vérité aux hommes, l’habitude des coups que des cadeaux. Enfin! Espérons que le bon vent nous permettra de semer le bon grain dans la terre nourricière. Peu à peu, les mentalités terroristes voudront elles desserrer leur étreinte et cesser de terroriser. Moi je veux bien et continuer en toute sérénité mes petits travaux et mes méditations quotidiennes sur la petitesse des hommes et la grandeur de l’Univers. Quand ceux-ci seront-ils à la taille de celui-là ?

J’ai reçu avec beaucoup de plaisir ta lettre décrivant les succulentes journées que tu offres à ma douce mère, que je vois d’ici s’extasier sur beaucoup de choses, car elle est superbement et délicieusement naïve. J’ai idée que ses yeux s’ouvrent tout rond sur un certain bambin en qui elle voit devenir le plus grand homme du monde. Laissons les grand-mères à leurs extases. C’est très gentil à toi de la détendre ainsi. Je crois que cette sainte femme y est très sensible et qu’elle éprouve beaucoup de joie à recevoir des caresses d’amis sincères. C’est que sa vie n’a pas toujours été des meilleures et elle a un diable de fils qui se charge de la mouvementer. Mais quoi! Les fils ne sont-ils pas fait pour troubler la tranquillité des mères? Tu verras dans quelque temps comme ils deviennent de plus en plus exigeants. Ils sont terriblement accapareurs. Il est vrai que les mères s’y prêtent bien.

Quand me l’amènes-tu dans la cage à poules ce phénomène ? Je ne le veux pas chez le juge car ce n’est pas là-bas une nursery ; mais j’aimerais bien voir si ce poulet furieux à les yeux en face des trous, et de quelle façon il est denté. L’espèce en-est-elle bonne ? Que nous voyons au moins ce dont nous avons été capable ! J’espère qu’il n’aura pas peur d’entrer en prison. Qui sait. C’est peut-être un début de carrière politique.

18h. A propos, ayant interrompu ma lettre pendant une heure pour dîner et converser, et travailler, je voudrais que tu me rendes le service éminent de me procurer un dictionnaire de rimes, sous le plus petit format possible. On en vend une édition très courante. Mais si dans ce dictionnaire était adjoint à l’intérieur, un traité très court de versification où soient condensées les formules de divers poèmes que je n’ai plus en tête : tel que le rondel [1], le pantoum [2] et la ballade royale [3], je t’en serai obligé. Sinon, eh bien tant pis. Nous inventerons des rythmes et des modes.

Voilà où on en est au bout de onze mois de détention quand le juge est en vacances. Les vers s’y mettent de plus en plus. Espérons qu’à l’amnistie le bouquin sera terminé, sinon je demanderai à rempiler. J’ai vu que la prison était très commode pour travailler. Pas de gêneurs. Obligation de rester à sa table. Pas de distraction. Maintenant j’ai compris. A chaque nouvelle pièce à composer, je tâcherai de me faire condamner pour trois mois. A condition d’avoir le régime politique et de pouvoir recevoir des visites.

Enfin, dans quelque temps nous allons revenir dans cette bonne vieille démocratie qui a fait ses preuves pour insuffler à la nation force et vigueur. Tout le monde va être libre d’aller à son gré, dans un pays soumis aux volontés des détenteurs de la bombe atomique. Grande, belle et heureuse époque que celle où les hommes ont tant développé leur science de domination naturelle. Ce n’est plus le plus sage qui gouverne, mais celui qui possède l’explosif le plus puissant sous le plus petit volume. Pour moi, je chercherai, dès ma sortie, à fonder une agence interplanétaire et offrir aux pacifistes un abri dans un astre lointain où ils seront à l’abri des expériences destructives. Il y sera convenu que jamais la guerre n’entrera là, ce qui obligera les gens à régler leurs conflits à coup de poings. Et encore, il faudra instituer un règlement qui ordonnera de ne pas dépasser les tournois d’échecs sous peine de se voir immédiatement ramener sur terre. Je pense qu’un Sirien, c’est à dire un habitant de Sirius, ou un lunatique, pour prendre un être plus proche de nous, devrait écrire le roman objectif de notre planète. Il faudrait y trouver une définition pertinente de la civilisation qu’on pourrait définir comme « l’art de tuer son semblable, le plus rapidement possible, en englobant le plus grand nombre de victimes dans le minimum d’espace ». Je propose que pour la prochaine, on nous prépare également des bombes à « chocs mentaux » qui pourraient tuer les gens par la simple lecture d’un journal, ou par émission d’ondes, voire par suggestions dirigées. Nous sommes devant de prodigieuses découvertes. On se sent fier d’appartenir à une humanité si cohérente dans la volonté de se surpasser elle-même. A quand le fin du fin dans le progrès ? Dire qu’il y a des gens qui regrettent Platon. Et quelle pauvre figure de réactionnaire ne fais-je pas avec cette Bible sur ma table, et mes vers de douze pieds, patiemment astiqués. Pour un peu, le dégoût nous prendrait, si nous n’étions sages, et nous dirions, comme Rimbaud :

              Je ne puis plus, baigné de vos langueurs et larmes,
disputer leurs sillage aux porteurs de coton,
ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes…

Mais ce serait du romantisme de mauvais aloi. Il nous faut vivre pratique. Justement, un jeune milicien d’à côté nous raconte comment sa mère et sa sœur ont été fusillées. Le monde est beau et bon, et nous avons le droit de porter la tête haute.

Voici ma chérie, bien des sarcasmes. Il faudrait réserver son esprit caustique à de moins blondes personnes. Mais puisque tu es là pour me lire, je dévide mes pensées telles qu’elles viennent toutes brutes. Elles ne sont pas toutes de la même violence et je m’applique le plus souvent à être patient et doux, à nier le mal qu’on voit de nos yeux trop humains et à savoir reconnaître dans les êtres d’immenses réserves de douce tendresse, ce qui me permet de t’embrasse affectueusement, puisque tu n’es ni de la race des guerriers, ni des militants passionnés, mais des petites filles aimantes et maternelles. A ta prochaine lettre où j’espère lire entre les lignes tout ce qu’elles contiennent déjà au multiple et à bientôt nous voir au parloir. Pense à ce que je t’ai demandé. Si dans les colis tu peux mettre un peu de café, il sera le bienvenu. Saches aussi que dans deux mois tout le travail que tu as doit être terminé pour en entreprendre d’autres, des plus importants. J’ai mes raisons, très sérieuses pour te le dire. Maintenant, si tu permets, je t’embrasse et je dépose sur le front de Frédéric tous les souhaits qui peuvent sortir de la baguette d’une fée bienfaisante. Il est trop gentil encore pour ne pas être toujours l’amour lui-même.

A te lire bientôt. Vale.

J

[1] Rondel (ou rondeau) : genre lyrique à forme fixe de la poésie française. Au moyen-âge on disait aussi rondelet, rondet ou rondin. Au XVIème s. on donna au rondeau simple le nom de « triolet ». Il a sept ou huit vers sur deux rimes. Quant au rondeau double, illustré par Ch. d’Orléans, il a treize vers, également sur deux rimes. (note de FGR issue du Larousse Encyclopédique)
[2] Pantoum (ou pantoun) : (mot malais) poème à forme fixe emprunté par les romantiques à la poésie malaise (introduit en France par V. Hugo, les Orientales, il fut utilisé aussi par Th. Gautier, Baudelaire, Banville, Leconte-de-Lisle). C’est une suite de quatrains à rimes croisées, dont le deuxième et le quatrième vers deviennent les premiers et troisième du quatrain suivant. De plus, les deux premiers vers de tous les quatrains correspondent à un thème, et les deux derniers à un autre thème parallèle. (note de FGR issue du Larousse Encyclopédique)
[3] Ballade : Au moyen-âge, poème lyrique d’origine chorégraphique, d’abord chanté puis destiné seulement à la récitation. Au XVIème s. la ballade se constitue avec Guillaume de Machaut: trois couplets suivis chacun d’un refrain. Les strophes sont au nombre de trois, suivies d’un envoi d’une demi-strophe; les mêmes rimes sont reprises dans toutes les strophes et dans le même ordre; le dernier vers de la première strophe reparaît comme dernier vers de chaque strophe (et de l’envoi) et forme refrain. Plus tard, sous la forme de trois huitains octosyllabiques suivis d’un envoi de quatre vers, elle connut un regain de faveur au temps de l’école parnassienne. (note de FGR issue du Larousse Encyclopédique)

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