JM à JR (Fresnes 45/07/30)

 

Lundi 30 juillet 1945

Ma chère petite Jeannette,

Je préfère m’y prendre de bonne heure ce matin pour écrire ce mot plutôt qu’attendre ta lettre probable qui viendra sans doute vendredi m’annoncer quelles bonnes ou mauvaises nouvelles ? Aujourd’hui le moral est houleux. Je lutte terriblement depuis deux jours contre les conséquences de ce qu’on m’a annoncé l’autre jour, quand j’ai témoigné là où tu sais. On veut me mettre sur le dos des affaires qui ne m’incombent pas. J’en ai déjà assez comme cela. Et puis les Allemands ont fait des bêtises comme toujours. Et il ne faudrait pas que nous en supportions les conséquences. Enfin, j’espère que tout se tassera. J’aimerais bien voir Floriot à ce sujet, mais je crois qu’il n’a pas le temps. Si tu as des nouvelles de ce côté, donne les moi vite. Je voudrais surtout savoir si nos amis ont été avertis de la façon dont les choses se sont déroulées et si l’on s’agite à ce sujet. Note bien que je ne pense pas que cela puisse faire dévier le résultat final, car de toutes façons il faudra bien en venir à ce qu’on a décidé de faire. Les faits sont les faits. Il n’y a pas à se bousculer. Quelle existence ! Quand cette répression odieuse finira-t-elle ? Ce n’est pas beau du tout.

Je voudrais pouvoir te parler d’autre chose, mais bien des pensées me ramènent constamment à mon souci. Non pas qu’il soit personnel. Ce qui me choquerait le plus, dans un procès, c’est le bruit qu’on en ferait qui pourrait gêner ma famille. Je ne pense qu’à eux et à vous tous. Pour moi, mon sort est décidé. Un militant politique n’appartient qu’à ses idées. Elles le font sombrer ou bien elles l’élèvent au pouvoir— sans qu’il tire d’autre profit que des tracas et des coups— car les hommes sont ingrats, féroces et lâches. D’ici nous avons l’impression d’habiter un monde ennemi. Jamais la tension n’a été si dure. Jamais nous n’avons senti autant d’hostilité pour ce que nous représentons. Et pourtant !! Enfin !

Il fait naturellement beau comme dans toutes les périodes tragiques. Le soleil tape sur les crânes et ne doit pas les prédisposer à l’indulgence. J’ai relu des tas de bouquins d’histoire ces temps derniers. On y voit pas mal de périodes troublées, du même genre que la nôtre, mais il faut remonter à Charles VII pour voir la France dans un tel état de désarroi. Et encore ! Nous espérions, il y a quelque temps, que l’« épuration » prendrait fin. On voit, d’après les condamnations d’aujourd’hui qu’elle bat son plein. On arrête toujours à tour de bras. Les gens arrêtés en Allemagne ont donné un nouveau prétexte à nos modernes Fouché et Fouquier-Tinville et tous les concierges de France sont unanimes à proclamer que le « collaborateur » est la cause de tous les malheurs actuels. Ce serait rigolo si Poissy n’était pas plein, si Clairvaux ne se remplissait et si la France allait mieux. On n’en voit ni la suite ni la fin. La vague rouge qui monte, aux prochaines élections nous apportera-t-elle la délivrance par l’amnistie ou par les exécutions sans jugement. On se demande si on veut vraiment tuer ce pays définitivement.

Voilà des pensées bien noires pour une aussi fraîche petite fille qui veille sur un bébé aussi charmant. Téléphone à ma mère. Dis lui qu’elle m’écrive. Lis lui toute la première partie de ma lettre. Elle comprendra beaucoup de choses. J’espère recevoir d’elle de bonnes nouvelles.

Peux-tu me procurer encore un peu de papier. Je n’en n’ai plus guère. Les travaux en cours m’en absorbant beaucoup. J’ai presque fini ma pièce. Encore un effort et les trois actes seront là. D’autre part je travaille beaucoup mentalement, mais quel choc, cette semaine ! Fichtre ! Il faut être blindé pour recevoir de tels coups. Enfin, avec l’aide de Floriot, j’espère m’en tirer quand même. Et aussi grâce à la petite comprenette que j’ai d’une certaine quiétude, pour l’instant bien attaquée. Espérons que je saurai comprendre au plus tôt qu’elle est inattaquable.

Je termine cette lettre après la soupe. Ça va mieux. Les idées sont plus nettes. Il semble qu’à raconter les choses on s’en délivre ! S’il suffisait de les raconter pour en être délivré ! Dire qu’en France il y a aujourd’hui des tas de gens qui ont la possibilité de se vanter d’exploits des plus douteux et sanglants, et que nous n’avons même pas le droit d’oser esquisser une défense. La grande sagesse consiste à ne pas se révolter contre l’injustice, mais à la détruire peu à peu, en ne lui accordant aucune force, non plus qu’à la violence. Et sur ces bonnes paroles qui prouvent à quel point je suis raisonnable, je termine ma lettre en t’adressant de fort douces choses, ainsi qu’à seigneur Frédéric qui de son superbe berceau domine la folie du monde de toute sa suprême ignorance du mal.

A bientôt te lire. Je t’embrasse affectueusement, tendrement et tout.

J.

PS. Bien reçu ta lettre. Merci bonnes nouvelles. Tout va beaucoup mieux. Comme quoi on exagère toujours toutes les choses. Tiens moi au courant. Profites bien de tes vacances. J’espère que tu as pris le bouquin chez Floriot. Dès ton retour tu taperas la pièce. Elle n’est pas politique mais doit très bien marcher. On verra. Bon moral. Ici tout va bien. Je viens de recevoir le colis. Très bien. Mais celui de la dernière fois était beaucoup mieux. Davantage de conserves, lard, saucisson. Voilà ce qui compte.