JM à JR (Fresnes 45/07/22)

 

Dimanche 22 juillet 1945

Ma chère petite fille,

Je t’écris dimanche car demain je vais, sans nul doute, passer la journée au lieu-dit « la Souricière » pour témoigner au Palais dans le procès que tu sais. Voilà déjà trois jours qu’on me balade pour rien. J’espère enfin être entendu demain à moins qu’on m’oblige à attendre mardi. De toutes façons, je te verrai cette semaine.

Merci pour tes lettres que je reçois régulièrement et pour les colis qui sont très bien faits. La santé est bonne et le moral est solide comme un roc. Et il le faut car le combat est rude. Mais pour l’instant il me semble que tout va bien. Il faut résister et vaincre. Et je pense que bientôt les circonstances seront favorables pour faire triompher un point de vue juste. En attendant, nous nous mûrissons dans la patience.

Si tu as l’occasion d’avoir des nouvelles, ne manques pas de m’en faire profiter vendredi. Pour moi, j’ai dépassé depuis longtemps les petits sursauts des nerfs, les inquiétudes, les coups durs et autres choses. Je suis décidé à défendre absolument et jusqu’à réussite mon point de vue et je sais maintenant que rien ne peut m’empêcher de vaincre. Il faut y mettre le temps pour que toutes choses s’éclairent. Quand on a raison, même si les circonstances ou les événements vous donnent tort, on arrive finalement à prouver sa bonne foi, sa prévoyance, sa justesse de raisonnement. Il y a aussi l’immense constatation que les adversaires n’ont pas réussi à prouver leurs dires. Il faut attendre la défaite des autres pour enregistrer la victoire de sa ténacité.

Tu vois que loin d’être accablé ou soucieux, je travaille ardemment à ma libération. Ce n’est pas moi qu’il faut remonter.

Comment va tout le monde ? Vois-tu ma mère souvent ? Que te dit-elle ? Va-t-elle bien ? A-t-elle assez d’argent ? Renseigne-moi secrètement là-dessus car la brave femme ne se plaint de rien, mais je veux être sûr qu’elle n’est pas gênée.

Je viens du culte protestant où le pasteur a fait un très bon prêche. Il règne ici une atmosphère de solidarité cordiale qui de plus en plus donne aux détenus l’espoir qu’ils seront un jour entendus sans haine et avec compréhension.

Même le soleil se met de la partie et nous offre un temps splendide. Notre joie intérieure est donc complète. Il ne nous manque rien aujourd’hui, sauf les présences physiques de nos amis, mais est-ce quelque chose de comparable à cette puissante sérénité morale qui domine de toute sa grandeur ces temps troublés ? Je te dis ces choses qui doivent peut-être t’impatienter, non pour te taquiner, mais pour te rassurer et te montrer que de ton côté tu dois observer des règles de patience et de quiétude. Tout vient à point pour qui sait attendre.

Je n’ai pas eu le temps de beaucoup travailler aujourd’hui à cause de tous ces dérangements, mais je compte bien me rattraper le mois prochain. Il faut veiller avec attention à ne pas se « rouiller ». Le « Tout en Un » m’est des plus utiles. N’oublies pas d’apporter vendredi un sac à papier un peu fort. C’est ce qui me manque le plus.

As-tu revu Floriot ? Je ne crois pas que cela soit utile en ce moment, car les enquêtes vont se dérouler mécaniquement et il n’a rien à faire pour l’instant. Ce que j’aurais voulu savoir c’est ce qu’il pense de la solution préconisée et avoir la certitude que je ne fais pas un faux pas en prenant telle ou telle attitude. Je ne pense pas qu’il nous ait induit en erreur en essayant de faire accroire à telle possibilité illusoire. Croît-t-il réellement que les choses puissent réussir de la façon qu’il entrevoit ? Ou bien est-ce reculer pour mieux sauter ? Si tu le vois, tâche de percer à fond sa pensée sur ce point.

Je t’embrasse dans toute la place qui me reste jusqu’au bout de la page, réservant une grande partie de l’affection ci-dessous pour le jeune, brillant, impétueux, bavard, florissant Frédéric qui fait l’admiration de sa mère, de sa tante, de ses deux grand-mères, de tout le quartier et du monde entier. A celui-là soient les honneurs du jour, les promesses de demain, les bénédictions et les souhaits. il mérite un monde à sa taille, c’est à dire beau comme l’Amour, un monde où les hommes n’auront entre eux aucune discussion. Chacun sait que le problème de la fraternité humaine est le plus simple du monde à résoudre, dans l’état actuel des mentalités. N’en disons pas de mal. On pourrait nous prendre pour des misanthropes et cela n’est pas —loin de là.

Mes bons baisers petite fille et déverse sur le petit des torrents d’affection.

J