JM à JR (Fresnes 45/07/02)

 

Lundi 2 juillet 1945

Ma chère petite fille,

Je reçois ta lettre à l’instant qui m’annonce tant de bonnes choses. D’abord les amitiés, les affections, les tendresses, tout ce qui n’est pas négligeable, bien au contraire puisque toute la vie est bâtie sur ces principes puissants d’où découlent tous les autres.

Et il est certain que je dois me féliciter tous les jours, en regardant certaine photo où s’étalent deux yeux vifs, un sourire convaincant, sous des boucles blondes piquées d’un ruban, de posséder grâce à je ne sais quel malheureux charme dont je ne suis guère responsable, mais dont je remercie le ciel, les faveurs amicales, affectueuses, amoureuses, d’une dame si spécialement dévouée à mon bonheur et à mes intérêts.

Sur ce, les embrassades étant effectuées et ne pouvant se prolonger car ce papier blanc en rougirait de honte, bien que l’intéressée en rosisse de plaisir, il convient de prendre le ton grave et voulu et de déclamer des choses paternelles, bien que nous n’en n’ayons point envie. Ce n’est pas parce que la gaudriole nous travaille. Non, nous sommes de ces gens raisonnables et raisonneurs qui, dans la nécessité où ils sont de vivre dans l’abstraction, savent en tirer profit et utilisent le temps précieux qu’on veut bien leur laisser dans leur calme cellule pour méditer, élever leur esprit au dessus des contingences, ne pas souhaiter déraisonnablement l’impossible et apprendre humblement cette magnifique et prime vertu : la patience.

Car comme dit le proverbe « plus fait patience que force ni que rage ». Nous devons donc acquérir cette superbe impassibilité du pêcheur à la ligne, surveillant en nous le bouchon de la liberté, et dès que nous verrons les frétillements politiques qui indiqueront que le poisson de la délivrance a mordu, nous ferrerons d’un bras ferme et tâcherons de nous payer une petite friture.

En attendant, on la saute un peu. Les colis de 3 kg ne pèsent pas davantage, et le dimanche et le lundi matin sont particulièrement longs.

Puisque nous en sommes au chapitre comestible, veux-tu bien dire à ma mère :

  1. que je ne lui écris pas cette semaine puisque c’est à toi que je réserve ma lettre ; qu’elle ne soit pas jalouse et ne m’en veuille pas ; elle en est bien capable la sainte et brave femme ; veux-tu bien également l’embrasser affectueusement pour moi et la prier de croire que mon moral est excellent et que je pense à elle tous les jours que Dieu fait ;
  2. qu’elle veille bien ne pas mettre de fruits qui pèsent lourd, de fromages blancs (id), mais au contraire : farines, biscuits, gâteaux, viandes fumées (si possible), bref, tout va très bien, sauf que vous devez remplacer le poids par l’abondance ; et surtout pas de marchandises périssables, dans les limites de ce que vous trouvez, comme de bien entendu… si possible un peu de café moulu (125g).

Merci d’avance pour papier, savon et bataclan que je trouverai sans doute tout à l’heure. Fais les plus grands efforts pour me procurer le Tout en un. Je pense qu’en cherchant un peu. Vois mon ami Courtolle, libraire, Place Paul Painlevé (Chez Chalozot). Dis-lui que tu es ma secrétaire et demande lui de te trouver le bouquin. Également chez Vrin (place de la Sorbonne), chez Nizet et Bartard (id). (ne pas parler de moi à ces gens là, sauf à Courtolle. Horrible! Nous sommes de grands adversaires politiques, mais pour ce que j’en fais!) et Gibert naturellement. C’est le principal.

Merci pour les bonnes nouvelles venant de tes amis. Mais il y a une chose que je ne comprends pas encore. Est-ce qu’il faut que j’y mette beaucoup du mien, ou bien la chose est-elle un peu préparée d’avance ? Question indiscrète, que tu n’iras pas poser, mais peut-être as-tu une impression là-dessus. Je crois également que les choses vont s’arranger très bientôt et que le plus dur est passé maintenant. Ce qui me préoccupe, c’est l’attitude professionnelle des gens quand nous rentrerons dans la vie. Est-ce qu’il faudra foutre le camp à l’étranger ou bien peut-on espérer retrouver sa place et sa liberté de travailler ? Pour l’instant les choses sont encore trop troubles pour qu’on puisse en décider. Mais il faudra voir clair. Tout cela ne m’empêche pas de travailler ici d’arrache-pied, sans me préoccuper de quoi que ce soit.

La hiérarchie socialiste est un bouquin que je remanierai à ma sortie et qui, présenté habilement, pourra plaire. Actuellement il est encore trop brut, mais il faut le taper pour que je puisse corriger sur le manuscrit dactylographié.

J’aurai encore infiniment de choses à te dire, et il se pourrait que nous prenions l’habitude de commencer un roman épistolaire, une sorte de journal parlé où les heures seraient inscrites les unes après les autres avec toutes leurs nuances et leurs distinctions les plus délicates. Je vois fort bien Jeannette me dire:

  • 3 heures : la tache du soleil a atteint la 3ème  branche du platane en face de ma fenêtre ;
  • 5 heures : le thé bout ;
  • 5h10 : le robinet de la cuisine n’est pas fermé tout à fait; la dent du devant de Frédéric a des reflets roses ;
  • 5h30 : mon fils a dit trois fois maman et il s’est tenu debout tout seul ;
  • 6h : les poils du tapis sont défrisés ; l’enfant dort.

De même de mon côté je t’écrirai le menu de la journée, avec les impressions quelque peu brutales. Matin : nous avons lavé la cellule à grande eau, café sans sucre, morceau de pain avec mon dernier fromage, puis j’ai pondu quatre strophe après avoir terminé une ballade (ballade en vers, 3 strophes et un envoi) ; onze heures : soupe avec quelques menus choux et menues carottes dans un peu d’eau tiède, le tout assaisonné d’un délicieux quatrain ; après déjeuner je continue le poème quand, oh bonheur suprême, la porte s’ouvre pour nous distribuer du saucisson ; immédiatement tartine ; puis lettre. En plus, je puis ajouter que depuis hier soir j’ai lu deux livres d’environ 200 pages chacun. Tout à l’heure, j’irai chercher mon colis qui me calera un peu les joues, je travaillerai à ma pièce après avoir continué le poème en question. Voilà la vie, avec tout ce qu’elle peut comporter de comportements autres qui ne peuvent s’expliquer ici et demanderaient un volume pour les décrire (qui est écrit). Affectueusement. Mon baiser respectueux sur les doigts de pied de l’amour, et sur son front, et pour la mère un bon baisers de moine avec sa bénédiction.

J

PS. Pour Floriot, est-il dans les habitudes qu’on règle son avocat avant la fin du procès, ou estime-t-il que sa tâche est terminée ? J’ai déjà donné des ordres dans ce sens, mais c’est pour savoir. Veux-tu aviser ma mère que je suis cité comme témoin à décharge au procès dit de « Gestapo georgienne » à partir du 9 juillet. Embêtant. Publicité. Enfin ! On tâchera de s’en tirer. J’écris à Floriot à ce sujet, mais préviens ma mère. Elle sait ce qu’il faut faire.