JM à JR (Fresnes 45/06/25)

 

Lundi 25 juin 1945

Ma petite fille chérie,

Je reçois à l’instant cette lettre un peu tourmentée de vendredi où le caprice alterne avec la joie, l’amour, la passion, la jalousie, le dépit, l’impatience et toutes sortes de voluptés bourgeoises. Comme je reconnais bien là Jeannette avec ses impétuosités enfantines. Mais maintenant que nous autres nous portons la barbe des grands prêtres et que, du fait de notre condition présente nous avons acquis autorité et sagesse, nous sommes autorisés à calmer d’une main patiente les effervescences amoureuses qui sont bien obligées d’attendre pour se manifester que les portes des prisons s’ouvrent pour laisser échapper les Adonis et les Don Quichotte, les Jésus et les Barrabas de ces dames.

Parlons de choses sérieuses. Ta photo est ravissante. Je l’ai clouée à mon buffet. C’est à dire à la double planche qui supporte les quelques boîtes en carton contenant ma fortune alimentaire. Dans le coin j’y ai collé, à l’aide d’une pâte de farine artistement délayée un portrait de poupon dans son berceau et souventes fois dans la journée j’ai le plaisir de savourer le sourire de la mère et le regard étonné de son fils. Lumière dans les cheveux féminins; plis souples de l’étoffe soyeuse du berceau, nous voilà loin de la cellule humide où le salpêtre boursoufle les murs couverts de graffitis lointains ou récents.

Tu me reproches de vouloir être moine en sortant. C’est qu’en prison on prend de mauvaises habitudes de cénobite. Rien ne servirait de mordre les barreaux ou de se cogner le front contre la porte. Cela supposerait un caractère faible qui n’a pas trouvé sa liberté en lui-même, incapable de supporter les épreuves les plus dures. A la fois souple et ferme comme l’acier, nous avons tenté de démontrer notre invincibilité à la souffrance, à toutes les souffrances dont l’ennui, dont l’absence, dont l’impatience, dont l’énervement ou l’indignation. Nous nous sommes retrempés dans cette bonne vie spirituelle peuplées d’anges, de saints, d’anachorètes, de prophètes et d’ermites méditatifs, et nous refaisons pas à pas le chemin de Saint Thomas d’Aquin, de Saint François et de Catherine de Sienne. Évidemment, les soucis profanes que les gens du dehors, ceux qui se prétendent libres parce qu’ils ont le droit de se promener dans la rue démocratique, sont choqués par un tel refus d’accorder désormais attention à d’autres réalités que la contemplation intérieure. Mais cela est ainsi pour l’instant et j’avoue que mes rêves tâchent de se détourner de visions charmantes mais dangereuses pour la paix de l’esprit du prisonnier et de s’attacher aux réalités substantielles de la sérénité du Verbe. Ainsi parlait Zarathoustra.

Pourquoi es-tu aussi sûre de me retrouver bientôt ? Est-ce mon intuition que tu partages ou bien as-tu d’autres nouvelles qui te font supposer des événements favorables ? J’aimerais savoir ton opinion. Car si c’est impression personnelle, ou pronostic général fondé sur l’appréciation de personnes compétentes, dont tes amis, tout change. Pour moi, je crois qu’avoir subi les plus fortes attaques des arguments qui prétendaient nous condamner à d’autres cieux, nous pouvons espérer la détente générale et l’obligation où est ce pays de retrouver son équilibre dans la diversité de ses opinions et le rétablissement dans ses droits d’une minorité nationaliste active.

J’espère te voir jeudi. Si pas possible, le jeudi suivant. Là aussi il faut beaucoup de patience. Tout vient à point. Je ne vois pas pourquoi tu me rappelles qu’un jour ou plusieurs soirs même je te mis à la porte, étant donné que je n’ai jamais, par principe, aucun souvenir des erreurs que j’ai commises. Seules comptent nos bonnes actions. Ce sont elles qui nous font vivre et qui nous donnent la possibilité de faire oublier les mauvaises qu’on veut nous attribuer. Tu ne vas pas te mettre, toi-aussi, à me juger. Assez de tribunaux ! Brrr ! Tu es bien trop gentille pour qu’on te fasse des reproches et tu sais bien que tout ce que je dis avec le nez pincé et les yeux gros n’est pas sérieux.

N’oublie pas de me mettre dans le prochain colis :

  1. du papier perforé, 50 feuilles encore, même si tu en as mis la dernière fois
  2. du savon, car le mien s’use terriblement,
  3. si tu peux trouver chez Gibert ou sur les quais, sinon l’acheter neuf (demandes-en le remboursement à ma mère), un dictionnaire portatif de chez Larousse appelé Le tout en un. C’est le bouquin le plus pratique que je connaisse; à la fois dictionnaire, encyclopédie, recettes pratiques. On ne saurait trop s’instruire ici. fais le moi parvenir soit par le colis linge, soit par Floriot.

Voilà. Je t’ai écrit cette lettre au milieu de la journée pour ne pas être pris de court et que tu ne me fasses pas le reproche de te priver de 10 lignes. Je ne t’embrasse pas aussi fort que tu le voudrais pour ne pas gêner ma sanctification présente, mais par contre je saurais, sans trouble, déverser abondamment une affection généreuse, dévouée et profonde sur une petite maman et son loupiot qui m’envoie avec tant de gentillesse des douceurs chocolatées que je te prie de l’embrasser de ma part.

Affectueusement.

J

PS. Je suis seul maintenant dans ma cellule. Mon compagnon m’ayant quitté. Dommage. Mais je travaille beaucoup mieux, avec plus d’assiduité.