JM à JR (Fresnes 45/05/21)

 

Lundi de Pentecôte
21 mai 1945

Nouvelle adresse : Cellule 393, 2ème division, n°ordre 4407

Ma Chère petite Jeannette

Bien reçu ta lettre, et dans le colis ce que tu y as glissé. Pour l’une et l’autre, merci. Il est très gentil de penser constamment à un barbu qui fait une cure monacale dans les prisons de la IVème République, mais il ne faut pas que Jeannette se prive de quoi que ce soit, et j’exige, je dis j’exige, qu’on me dise si on a assez d’argent, assez de ravitaillement, assez de tout ce qui est indispensable dans un moment aussi dur que le présent.

Pour le prochain colis, peux-tu dire à ma mère qu’elle y mette :

  1. un morceau de savon, du bon ; à part le savon de Marseille tout est inutilisable;
  2. de la pâte dentifrice ; donnez-moi surtout des choses qui se conservent ; dès le lundi toutes les viandes sont gâtées.

Pour toi je pense que tu as vu la secrétaire de Me Floriot qui t’a donné du travail.

  1. mon rapport pour le Juge d’Instruction,
  2. l’article sur la Synarchie du 2ème n° de la Revue…
  3. le passage sur la Synarchie de la brochure.

J’aurais besoin aussi pour ma défense que tu trouves quelques documents probants sur les actes terroristes commis entre juillet 43 et juillet 44. Il faut pour cela consulter la rubrique spéciale du Petit Parisien et relever au jour le jour le nombre d’attentats avec le texte concernant les plus marquants (assassinats de femmes et d’enfants). C’est une pièce indispensable pour mon dossier. J’avais tous les documents mais ils ont disparu dans la bagarre. Donc si tu as le temps, dans les deux mois qui viennent, tu peux consacrer quelques après-midi à ce petit travail statistique, et tu me rendras largement service.

D’accord pour ne pas déposer plainte contre X… ou Machin. Laissons courir. On retrouvera peut-être un jour les auteurs du pillage. sinon, nous passerons dessus une large éponge chrétienne.

Pour Lancelot, je compte toujours sur ta précieuse collaboration. Mais avant de le donner à ma mère, j’aimerai avoir ton avis de petite souris. Est-ce que la pièce est « public » ? Qu’est-ce que tu aimes là-dedans ? Et surtout ce que tu n’aimes pas.

Tu me demandes mes impressions sur Fresnes. elles sont immenses et ne sauraient être résumées dans une lettre. D’autant plus que ces impressions dépassent Fresnes, car c’est à travers les barreaux de cette prison que notre attention va surtout vers la terre entière et non pas sur notre maigre cas. Pour l’instant je suis beaucoup plus préoccupé par ce qui se passe à Trieste, à Vienne, à Berlin ou aux Iles Bornholm, ou même à la conférence de San Francisco, ou dans les conseils secrets du sénateur Vandenberg, que de ma propre défense, car c’est là-bas que notre sort à tous et celui de l’Europe se décide ou se modifie. Tandis qu’ici, que te dirai-je ? Nous sommes trois dans une cellule de 4 mètres sur trois. Deux sur des paillasses à terre, un autre sur ce qu’on appelle un lit, et qui est aussi dur que peut l’être un treillis de lames de fer. Au mur, une bonne couche de plâtre moisi. Dans un coin, l’appareil d’hygiène qui sert à toutes les commodités, surmonté d’un distributeur d’eau. La porte, verrouillée comme il se doit, possède un œilleton par où le gardien ou les camarades de passage nous regardent de temps à autre.

J’écris sur une tablette de bois accrochée au mur où sont empilés quelques cahiers et livres, et la rangée de mes encriers vides. J’ai beaucoup de mal à garder mon équilibre car mon tabouret est branlant. Par la fenêtre largement ouverte sur la cour, nous apercevons le ciel bleu ou gris ou pluvieux, qui couvre de son espace libre le bâtiment d’en face où s’incrustent dans la muraille quelques deux cents fenêtres grillagées comme les nôtres. En bas, de petites courettes encloses de murs et grilles où— l’on nous emmène tous les deux jours à la promenade. A l’intérieur, la prison a l’air d’une gigantesque nef de bateau ou d’un énorme frigidaire. Quatre étages de passerelles qui courent le long des cellules. Nous sommes là-dedans quatre mille cinq cents détenus politiques dont quelques uns de marque : De Brinon, l’amiral de Laborde, les ministres Creyssel, Marquet, Bonnafour, le Général Demez, Georges Claude et tous ceux dont tu as lu le nom cent fois dans les journaux. La camaraderie, plus encore, la solidarité, y est totale. C’est un esprit qui parcourt les couloirs fait à la fois de patriotisme, d’espérance, de pureté, de patience. Nous savons que nous sommes ici pour avoir défendu contre une opinion politique égarée des principes de gouvernement sains. Nous sommes tellement sûr que les événements du dehors nous donnent raison et que les discours des hommes d’Etat français et étrangers commencent à ressembler étrangement aux propos que nous tenions il y a quelque temps quand nous parlions des dangers qui pouvaient menacer l’Europe et surtout la France.

Bref, je pense que bientôt ou plus tard, on reconnaîtra la bonne foi de la majeure partie d’entre nous (les salauds étant exceptés). Que nous avions été bluffés par les Allemands qui se prétendaient plus forts qu’ils étaient, c’est un fait. Mais là où nous ne nous sommes pas trompés est dans l’œuvre critique de l’examen des faits sur les dangers de la politique intérieure de l’ancien régime français d’avant 39. Et je n’oublierai jamais pour ma part à qui je dois de ne pas avoir eu d’armes en juin 40 sur la route de l’exode. La responsabilité des hommes qui nous ont trompés est écrasante. Il ne faut plus que nous revoyons ce désordre. C’est pourquoi, pendant 4 ans, nous avons donné l’impression de faire une politique dangereuse. Le pire pour la France serait de recommencer les mêmes fautes. Elle serait définitivement détruite, à la merci d’un quelconque étranger, ami ou ennemi.

Voilà bien de la politique pour un trop petit cœur comme celui de Jeannette qui ne se préoccupe guère de tout cela et pour qui l’univers entier tourne autour de son amour de petit bonhomme qu’elle a trouvé un jour dans un chou. Comment va le monsieur à qui il pousse de si charmantes dents ? On l’imagine gouvernant déjà avec autorité une maison où trois femmes s’empressent autour de ce prince charmant. J’aime à croire que ses ordres sont exécutés à la lettre, et qu’on se précipite dès que son Altesse Frédéric prononce (ou plutôt indique de l’œil et de la voix inarticulée) le moindre désir. Il m’a l’air d’avoir bonne mine, donc bon appétit, l’œil brillant, le cheveu dru, l’apparence sérieuse quoique aimable, et le poing volontaire. J’ai été ravi de ses photos. J’attends toujours celles de sa mère. Peut-être daignerait-elle me les envoyer un jour ? Nous avons de la patience pour cela comme pour tout.

J’ai été content des nouvelles que tu me donnes des amis qui voulaient bien te parler de moi. Est-il vrai que leurs suppositions aillent aussi loin que de me souhaiter patience encore quelques mois sans être autrement dérangé ? Pour moi, sauf l’intérêt que je pourrais porter à certaines personnes, je me trouve fort bien d’une certaine austérité de mœurs et j’ai pour distractions un ardent travail quotidien. Veux-tu bien me répondre sur ce point. Continue à m’écrire souvent et régulièrement.

Je ne t’écris que tous les quinze jours, mais il ne m’est pas possible de faire davantage. Moi aussi je pense beaucoup à toi et souhaite que tout cela finisse bientôt. toutefois prenons patience. Mes bons et gros baisers.

J