JM à JR (Fresnes 45/05/07)

 

Lundi 7 mai 1945

(Ma) Chère petite Jeannette,

(en relisant, je souligne ce « ma » qui sent le ton important du propriétaire)

Bien reçu tes lettres, mais non la carte postale, défendue par le Règlement [Avis ! Également pas de timbres sur les enveloppes. Interdit]. Merci aussi pour le brin de muguet qui m’a rappelé qu’au dehors, il y a des bois fleuris où les lapins sont libres d’aller se mouiller le derrière sous les feuilles, où les oiseaux peuvent voler d’un arbre à l’autre, où les rayons de soleil jouent sans contrainte à travers les branches, tandis que dans le maquis des bois, des embuscades politiques et des persécutions humaines, les individus qui ont eu le malheur de chiquenauder le mufle de la foule aveugle sont enfermés parce qu’ils ne sont pas soumis à la loi de l’imbécile majorité. Tristes temps ! Pour les autres, car pour moi je vis depuis huit mois des heures de plénitude intense. Je ne dirais pas qu’elles ont été agréables, mais elles étaient sans nul doute nécessaires. Quelle que soit l’issue de l’aventure, il convenait pour le développement et le mûrissement de l’esprit de notre humble personne que ces choses fussent vécues.

Si je ne sors pas, car tout est possible, j’aurais acquis les conditions du progrès utile pour passer sur un meilleur plan à travers l’épreuve la plus dure. Si j’en sors vite ou lentement, je saurai à la sortie comment il faut traiter certaines erreurs et quelles furent nos fautes. Si tu avais vu certaines petites choses que j’ai constatées personnellement depuis huit mois, tu aurais su pour qui voter, et surtout contre qui. Il faudra qu’on vous ouvre les yeux, Madame, et qu’on vous raconte des histoires vraies. L’éducation politique des femmes est à faire. Il me semble que la consultation à laquelle on a procédé a été un peu improvisée et que les éléments d’appréciation vous manquaient.

Quant au choix du vote, chère petite fille, il ne faut jamais consulter ses aînés, mais son propre jugement. Se dire: « mon ami de droite que j’aime beaucoup pense ceci, mais celui de gauche que j’aime autant pense le contraire. Donc je ne voterai pas pour ne fâcher ni l’un ni l’autre » est un manque d’audace. Il faut oser contrarier ses amis, ou tout au moins les contredire. Il est vrai que cela mène très loin. Pour avoir cru bon de nous opposer à la majeure partie de la population française, mes camarades et moi avons eu quelques ennuis. Heureusement qu’une solution pointe à l’horizon, qui n’est peut-être pas lointaine. Patientons et fasse le ciel que la vérité éclate sur le monde comme un tonnerre éblouissant.

À part cela parlons d’autre chose, de la pluie qui n’a pas cessé la semaine dernière, du beau temps qui règne aujourd’hui, de la tranquillité que j’ai en ce moment, et que je souhaite prolonger autant que faire se peut. Si tu as des tuyaux là-dessus, dis les moi. Je vois la secrétaire de Me F. qui m’affirme que tout va pour le mieux. Nous avons encore du temps devant nous. C’est le principal.

Je te répète, pendant que j’y pense, ce que je demande à ma mère de manière à ce qu’elle me l’apporte mercredi 10 mai (au cas où elle ne l’aurait pas fait, ce sera pour le jeudi suivant) :

  • 100 feuilles papier perforé pour cahier, je n’en n’ai plus, j’ai beaucoup travaillé
  • de l’encre (il me faut une bouteille par mois)
  • des plumes —itou— 2 plumes par semaine
  • limes à ongles en carton pour soigner mes jolies mains
  • du fil blanc, au cas où il me prendrait l’envie de recoudre un bouton
  • du sel

Laisse moi te remercier encore pour les colis. Tout ce que tu m’envoies est délicieux. Si ma mère met de la confiture dans le paquet, qu’elle l’enveloppe doublement. Dans le dernier colis tout le pot était renversé et perdu. Inutile de passer une heure à lécher des papiers imbibés de sucre. Laisse moi te remercier surtout pour l’amour que tu mets dans tes colis. Je le goûte à travers les bonbons ou le pâté de Bretagne. Mais oui !

Il t’est permis de m’écrire plus souvent. Les lettres font très plaisir. C’est un événement qui rompt la monotonie du travail quotidien, car nos distractions varient entre la distribution de sucre, le coiffeur, le culte du dimanche, la visite de l’avocat, le parloir du jeudi, les réceptions du colis et les quelques nouvelles qu’on glane çà et là (inutile d’en mettre dans les lettres. Interdit).

J’espère recevoir la fin de l’article sur la synarchie, indispensable pour mon dossier. Ma défense se développe bien. Je sais quoi répondre à tout, sauf à la haine aveugle, auquel cas il n’y a pas d’autre réponse que le mépris, ou l’amour chrétien désintéressé « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Mais nous ne sommes pas encore devant le jury. Heureusement.

À propos, et les photos que je t’avais demandées ? J’aimerais bien avoir la frimousse de ma Jeannette et du loupiot distingué qui a nom Frédéric et à qui il pousse de si ravissantes dents. Combien en a-t-il ? Marche-t-il ? Pépie-t-il ? Commence-t-il à lire ? Pour qui a-t-il voté ?

Au revoir chère petite fille. Je ne te dis pas à bientôt car cela prouverait qu’on veut me taquiner plus tôt que je le souhaite, mais à très bientôt quand même, par delà l’absence.

Mes gros baisers affectueux.

J

PS. Je compte beaucoup sur toi pour Lancelot, car il y a déjà en plus 2 livres, presque terminés, et je vais commencer une nouvelle pièce. Voilà la raison pour laquelle il me faut des plumes et du papier.

Redonne moi ton n° de téléphone. Je l’ai oublié.

Prends exactement mon adresse: cellule 290, 2è division, n° ordre 4407.

Veux-tu voir Me Floriot pour porter plainte pour vol vêtements, machine à écrire et livres chez toi, contre Champeaux de la Boulaye et Orsini, conjointement. Décrire les objets: 76 livres avec liste si possible.