Lundi 14 janvier 1946
Ma petite Jeannette chérie,
Il me semble bien que je n’ai pas eu mon compte de nouvelles cette semaine. J’en attribue pour l’instant la faute à l’Administration qui a sans doute du retenir des lettres un peu plus longtemps qu’il le fallait. Pourtant les missives de Jeannette sont bien innocentes et ne contiennent guère que des baisers multipliés par un adjectif souvent répété. J’en ressens toute la tendresse, la gentillesse, la fougue, voire la violence, et s’il est un moyen de vérifier la passion à la fois pure et déchaînée, c’est bien par le nombre, la quantité, le volume et la qualité des embrassades. Le besoin qu’on éprouve de cimenter l’affection avec des gestes doux (Bien qu’il ne faille jamais oublier que les gestes n’ajoutent rien à la chose, bien au contraire, et que le meilleur contact s’exprime plutôt par les yeux, mais encore mieux par le souvenir, qui est présence infiniment supérieure à tout). Je te dis et répète cela pour te faire patienter, même si tu enrages un peu.
J’ai été ravi de savoir que les socialistes s’engueulent entre eux. Cela marque une évolution de la situation qui est favorable pour le pays. Toute cette aventure va finir par une formidable engueulade. Cela ne fera pas pousser les pommes de terre, et le budget n’en sera pas rétabli pour autant, mais le vent déchaîné par autant de gueulements convaincus peut peut-être pousser le bateau fameux —tu sais « fluctuat nec mergitur » —du bon côté où on risque de retrouver le calme, quoique celui-ci n’existe que sur les hauteurs inhumaines, où nous penchons volontiers, mais que les petites filles détestent parce qu’elles veulent leur plaisir avant tout.
Je ne te dirais pas que tes cheveux blonds me manquent dans le creux de l’épaule, tu en concevrais peut-être de l’orgueil et de l’impatience. Et si je commettais l’imprudence de murmurer à ton oreille quelques mots tendres, je crains de provoquer des cataclysmes dans un cœur trop prêt à l’aventure splendide des jours trop heureux et trop brûlants des amours d’été. Aussi ne le ferais-je point par respect de ta quiétude quoiqu’il faille quand même, pour que tu ne sois pas triste et désolée comme les âmes qui n’arrivent point à trouver seules la présence de l’amour dans le ciel gris, quoiqu’il faille quand même te les dire un peu, peu à peu, mot par mot, ces tendresses qui ne sont pas du tison sur une flamme, mais de l’eau fraîche sur ta soif. Voilà je les ai dit, je les redit, et relis les, ils peuvent durer plus d’une bonne huitaine car ils sont condensés. Ce n’est pas pour cela que je ne les renouvellerai pas. Et sois heureuse, si tu veux bien. Quelle magnifique chose que l’amour qui passe à travers les murs. Tu verras quand il n’y aura plus de murs entre nous comme nous serons déçus. Il faudra qu’on s’écrive pour se comprendre.
Il me semble depuis quelques jours que l’atmosphère du dehors semble meilleure pour nous. On nous signale une campagne en faveur de l’amnistie. Portera-t-elle ses fruits ? Est-ce manœuvre électorale ? La situation extérieure et intérieure commande-t-elle un pareil revirement ? Il me semble logique qu’après avoir tant échoué, tout échoué, l’expérience actuelle se termine dans la confusion.
D’autre part si c’est un gouvernement d’extrême-gauche qui prend le pouvoir —ce qui semble improbable, mais tout peut arriver— je ne donne pas cher de la peau de la plupart d’entre-nous. Il ne nous restera que l’honneur d’avoir combattu pour une bonne cause —la française nationale— et que la gloire de bien tomber après avoir dit leur fait à nos adversaires —qui se sont déclarés des ennemis implacables de toute civilisation. Tu n’imagines pas les horreurs qu’on apprend une à une sur tout ce qui s’est passé en province. L’histoire de cette année dernière sera dans l’histoire française une honte ineffaçable pour les partis dits de gauche. La brutalité, le pillage, le sadisme, la violence, la petitesse, la bêtise, l’ordure, tout y est. Restons dans notre pure poésie. Là nous ne risquons pas d’être atteints par la laideur.
Je me doute bien que Frédéric a du recevoir des compliments du monde entier. Une aussi superbe nature, un enfant aussi merveilleusement doué, qui surpasse en beauté, en éloquence, en grâce tout ce que la Terre a fait de meilleur ne peut que recueillir l’approbation de tous les hommes dignes de ce nom et surtout de Dieu le Père lui-même qui l’a comblé de tous ses dons. Je me soumets respectueusement à l’unanimité de tant de louanges et je lui ai envoyé, moi aussi, mon cadeau de Noël et de Nouvel An : un regard clair, un ton décidé, une intransigeance totale devant les erreurs humaines, une souplesse chaleureuse et bienfaisante devant les misères du monde, une énergie que rien n’arrête, un enthousiasme indescriptible et secret, une puissance d’action sur lui-même et sur les autres, inégalable, et surtout l’humilité devant l’harmonie, le don de la science humble et parfaite. Voilà de quoi remplir une corbeille déjà comblée par la nature la plus haute et la plus obligeante, car petite maman délicieuse aux yeux candides, avant que d’être ton fils, cet enfant est celui de l’infini et il faut le savoir pour l’aimer, l’adorer, le mettre à sa véritable place. Voilà qui va te donner le « la » pour diriger toute son éducation. Il ne faut pas tellement lui apprendre à connaître une vie fausse dans quoi s’enterrent les hommes, que de lui enseigner à se découvrir et se respecter lui-même et généralement la plus belle nature apparaît à travers les vestiges de l’éducation matérielle surannée. Quoi faire de ses enfants. Mieux vaut un ingénieur qu’un prolétaire, mais mieux vaux encore un saint ou un poète —peut-être les deux— car l’ingénieur est du côté des bourreaux atomiques, tandis que le saint, s’il traverse sans encombre les persécutions (et toutes les persécutions sont toujours traversées sans encombre) gagne la vie éternelle, c’est-à-dire l’éternel et merveilleux « maintenant », le sens du bienheureux « aujourd’hui ».
Je t’embrasse encore, fille charmante, dévouée, sincère et digne de toutes les vertus. Tout à l’heure, j’irai puiser dans le colis deux ou trois chères choses qui contiennent bien des pensées délicates. J’espère que mes vers ne te font pas trop rêver ; les as tu lus seulement ? Peut-être Jeannette n’a-t-elle plus le temps de regarder la vie par toutes les fenêtres. Il ne faut pas être esclave de son jouet. Que Frédéric ne soit pas absorbant au point d’attirer à lui toute la vie de sa maman. Tu as raison de penser à fonder une nombreuse famille. Il faut beaucoup d’enfants à celui qui peut beaucoup aimer et qui désire faire partager son bonheur. Et le premier n’est pas trop mal réussi.
Tâche de trouver de la poudre d’œufs, si tu le peux. Et je dois te prévenir humblement que je consomme plus de sucre qu’il n’est avouable. Mais que cela ne te prive pas. Ici nous pouvons patienter sans dégâts. Surtout que dehors, vous ne manquiez de rien, vous qui avez besoin de plus de calories que les penseurs de notre espèce. Faut-il rajouter de la tendresse à la fin de ma lettre. À la relire, j’ai peur de ne pas en avoir mis assez. C’est que s’il est indispensable pour toi de la recevoir (mais peut-être m’imagine-je cela), il est également indispensable pour moi de la donner et je ne peux garder celle-là jusqu’à la semaine prochaine. Ici les stocks sont inutiles. Donc on t’embrasse. Non, mieux, on t’aime.
J