Samedi 5 janvier 1946
Ma chérie,
Tu vas être contente. J’ai envoyé un mot à tes amis pour leur souhaiter mes bons vœux. Peut-être sous une forme un peu spéciale. S’ils t’en parlent ne manque pas de me donner leur impression. Comme à mon habitude j’ai fait preuve de sincérité. Celle-ci me gêne d’autant moins que les évènements actuels me donnent tant raison qu’il faut être d’effroyable mauvaise foi pour le nier. Mais je pense qu’ils sont d’une espèce d’hommes qui se rend compte des dégâts commis. On ne peut dire qu’une chose contre eux : c’est qu’ils s’en rendent compte une fois le désastre accompli. Il aurait mieux valu prévoir.
Je ne sais pas si cela va aller mieux pour nous —ou si, au contraire, les espérances actuelles sombreront comme les autres. Si les Français veulent se réconcilier nous nous permettrons de dire modestement que, n’ayant point attaqué les premiers, n’étant responsables de rien, ni de la défaite, ni de la faillite, ni des bourdes démagogiques qui ont abouti aux pires massacres, nous sommes bien placés pour dire que ce n’est pas à nous de prouver notre bonne volonté, mais aux autres. Il y a longtemps que nous sommes habitués à pardonner, mais sans oublier. La leçon ne sera pas perdue.
Nous n’en sommes malheureusement pas encore là. Mes camarades qui reviennent de quelque centrale nous ont fait le récit des brutalités, des vexations, auxquelles ils ont été soumis. Ici, nous n’avons pas lieu de nous plaindre. Et puis, de quoi se plaindrait-on ? Que la Terre ne tourne pas rond. Adressons-nous à Jéhovah.
Je m’étonne de n’avoir pas reçu de visite de Liebermann depuis trois semaines. Pourtant, il a des pièces fort importantes à me communiquer. Où en est l’affaire ? Que se passe-t-il ? J’aimerais être tenu au courant. Ai-je le temps d’entreprendre de nouveaux travaux ? Je compte bien noircir tout le papier que tu m’envoies demain. Mais oui, je ne passe que par toi pour tout ce qui me concerne. Voilà Jeannette jalouse. Quelle erreur ! Si j’ai demandé qu’on s’occupe de cette revue, c’est parce que je trouve injuste de t’en faire supporter les frais. Mais si tu peux, d’accord avec ma mère, t’occuper de cela, bravo. Ma mère te donnera l’argent et tout ira bien.
Je suis ravi de tout ce que tu me dis sur Frédéric. Qu’il s’amuse, bon Dieu, avec joie ! Et qu’il rie, à faire éclater les murs. Une armoire à jouets ! Ce n’est pas suffisant. Il faut lui bâtir une maison toute entière avec tous les jouets du monde. La chambre chemin de fer, la chambre d’aviation, le cabinet d’études avec les livres de couleur, les tableaux électriques, la lunette à regarder l’alphabet de la Lune. Et plus tard, il aura une vraie locomotive, un vrai avion, un vrai transatlantique, une vraie fusée interplanétaire. A moins que, comme son père, il ne croie guère au bonheur de la mécanique et ouvre un vieux livre au coin du feu. Peut-être même pourra-t-il aussi se passer du feu. Ce matin, les gamelles d’eau que j’avais mises sur la fenêtre, en provision (car nous manquons souvent d’eau) étaient recouvertes d’une lamelle épaisse de glace, où on lisait en transparence des feuilles de sapin, des fougères cristallines, des poignards à dents multiples. En d’autres temps j’aurai poétisé sur la chose. Depuis trois mois je ne versifie plus. Il m’en prendra peut-être l’envie un de ces jours. J’ai du devoir m’appliquer à d’autres tâches.
Parlons de choses sérieuses : les tulipes tiennent toujours. Toute la semaine elles ont merveilleusement rempli la cellule de leur passion discrète et souple. Je les ai ranimées en leur coupant les tiges et en les abreuvant d’eau glacée. Et voici que toutes belles, elles me donnent encore un éclat inaccoutumé par quoi je respire un espace grandiose. Par une fleur on entre dans le Ciel. Par une femme on entre dans l’Amour. Par un enfant on pénètre dans la joie. Par tous les hommes, on connaît le feu vif de l’aventure, terrifiante ou banale, sublime ou grotesque. Par la prière on se guérit de tout le mal que la terre roule autour d’elle comme une ceinture de démons. Par le simple souvenir d’une boucle blonde je reconstruis des centaines de soirées passées à écouter un cœur qui bat trop vite, à regarder des yeux qui se ferment, à rêver dans la nuit que la même barque nous emporte sur des flots de bonheur. Être heureux c’est pouvoir se regarder si haut qu’on en oublie tout ce qui voudrait s’opposer à notre amour. C’est dans les yeux que sont écrits les plus beaux poèmes. Et moi, j’ai lu les miens dans ceux d’une fille où flambe une tendresse patiente.
Ainsi, tu es mon moineau. Et je n’ai pas envie d’oiseaux de couleurs. D’abord parce que j’ai perdu manie de collectionner ainsi tous plaisirs. Aussi parce que les plus beaux de ces brillants sortilèges sont aussi futiles que décevants et que j’ai besoin de reposer ma tête sur un amour solide, qui ait été à l’épreuve de l’attente et de l’oubli, et du chagrin et de toutes sortes d’orages. Pourquoi cela ? Parce que la vie nous en réserve peut-être d’autres qu’il faudra surmonter aussi bien. Le courage déjà manifesté servira outre mesure ailleurs et je n’abandonne pas qui m’aime. La rareté c’est la loyauté. Si ton cœur s’est refermé sur le mien avec fidélité il n’y a point de danger que je ne sois toujours le même assidu. Tu auras toutes les joies de tes peines. Sur ce, je t’embrasse avec dévotion comme aux soirs où le présent nous paraissait libre. Il l’est d’autre chose, et l’avenir peut se gonfler de joie après l’orage. Patientons, espérons, travaillons. Saches bien que celui que la tempête n’a point abattu et qui lutte encore sur son radeau finira par atteindre la côte. Et niche ta tête dans mon épaule s’il te fait plaisir de dormir ainsi.
Lundi 14h.
Tout bien reçu, tout parfait. Merci pour le papier. Tu vas voir ce que je vais en faire ! De quoi y passer tes nuits. Les tulipes durent toujours, mais aujourd’hui pour la première fois se penchent. C’est que je leur ai mis ce matin de l’eau glacée. Elle ne doivent pas aimer ça. Les œillets sont superbes, se rouvrent lentement comme toi quand tu t’éveilles le matin.
Est-ce le jour de te souhaiter ton anniversaire ? Alors que tu n’as que 16 ans dans quelques jours. Voilà des gens qui ne vieillissent jamais. Seize ans, plus vingt ans, cela fait une moyenne de 18. Moi aussi, cette année je vais avoir mes 25 ans et comme je garde toujours mes vingt ans en réserve, voilà une belle jeunesse multipliée.
Il vient de sortir chez Plon un bouquin de Bessand Massenet intitulé « La France après le Terreur ». Il m’intéresse. Si tu as quelque argent disponible, et le désir de me faire un cadeau, envoie le moi par la voie directoriale. Mais surtout j’exige de toi que cela ne te gène pas le moins du monde. Fais passer toutes choses utiles, nécessaires, avant cette fantaisie. Je sais combien tu es dévouée. J’en use. Mais préviens-moi si j’abuse.
Il y a une tulipe qui va jusqu’à boire dans ma tasse à café (en l’espèce un quart de fer blanc). Elle est lourdement ouverte, trop mûre. Elle a tout donné de son amour puissant, désespérément avec joie et maintenant toute simple, ayant accompli sa mission qui était de réjouir, elle pense à nourrir encore les graines qui sont son fruit. Ainsi nos pensées hebdomadaires durent ce qu’il faut pour que du lundi au samedi chacun de nous ait son content. As-tu senti lundi comme je t’aimais si bien que toute la journée en fut joyeuse, mardi comme le ciel était bleu grâce au sourire qui sort des lèvres des femmes ou des amants. Mercredi je t’ai tenue toute entière dans mes mains, fragile que tu étais comme une porcelaine fine du Japon ou d’ailleurs, transparente, si belle qu’on te voyait battre l’émotion au travers de ton plaisir. Jeudi je t’ai roulée dans l’herbe. Vendredi nous sommes restés front contre front sans rien nous dire. Samedi, longue promenade en forêt, main dans la main, nous avons couru, je t’ai mordu l’oreille, tu avais une robe rouge, les écureuils avaient peur, très peur, puis moins peur, les nuages étaient indifférents, les arbres se recueillaient dans une prière d’hiver. Dimanche le feu flambait si fort que tes joues en étaient toutes rouges. Interdite, tu m’as demandé : Est-ce vrai que ?… Je ne sais plus quoi. Je t’ai rassurée. « Mais bien sûr » Uniquement pour rassurer. Et tu es redevenue sérieuse et contente et gaie, et moineau, et tu es venue manger de la tendresse dans ma main. Et je t’ai tiré les cheveux pour voir si tu appartenais à la Terre ou au Ciel. Ils étaient si dorés qu’ils m’ont réchauffé, attendri. Alors je t’ai prise comme un poupon qu’on berce, et j’ai commencé à chercher la belle histoire du jour. Fées, bandits, brigands, rois, princesse, korrigans, chevaliers, toute la Table Ronde, et les secrets du Ciel et de la Terre, et le silence qui guérit, et le bonheur qui sommeille, puis se réveille et vous grimpe sur les épaules à pas de loup, comme un voleur. Car le bonheur est ainsi. Il vient vous boire la peine, à pleine gorge, sans qu’on s’en méfie. Tous les cœurs guéris l’on été par surprise.
J
P.S. Je t’embrasse donc comme lui, pour que tu ne sois plus ni jalouse, ni impatiente, ni ennuyée, mais que tu ries avec mes yeux plantés tout droits dans les tiens, comme un poignard, comme un baiser. Ta tête contre la mienne. Tu peux t’appuyer sur moi.
P.S. J’ai perdu pour la 2ème fois mon éponge métallique.