Lundi 21 janvier 1946
Petite Jeannette chérie,
Alors quoi, les lettres ? On n’écrit plus. Tu étais bien jolie dans la cage aux moineaux l’autre jour. Et tu as bougrement bien fait de venir. Mais j’aime mieux te voir seule. Non pas parce que je cherche à priver ma mère du plaisir de me voir. Mais chacun son jour, sa place et son jardin. N’empêche que c’était très bien.
Je vois que la situation politique évolue rapidement. Des bruits fameux courent par ici mais nous sommes tant submergés de bobards depuis quelques mois que nous ne faisons plus guère attention aux espérances ni aux menaces. Nous savons seulement de source sûre et officielle que la situation catastrophique du pays dépasse toutes les prévisions et toutes nos recommandations d’hier. De sorte qu’en relisant certains articles, je me dis « Comment étions-nous au-dessous de la vérité ? Nous accusions nos adversaires de fort petites choses. Alors que les évènements prouvent qu’ils avaient un esprit infiniment plus destructif que celui que nous leur attribuions ». Le Français moyen commence-t-il à s’apercevoir qu’on s’est joué de lui ? A-t-il oublié les fameuses promesses des bateaux de vivres et de tartines de confitures faites à la radio ? Et cette équipe qui s’est engagée si fortement ne risque-t-elle pas de subir à son tour la défaveur politique ? Les retournements d’opinion sont vifs dans les périodes troubles. On se précipite de tous côtés pour chercher une doctrine en même temps que sa subsistance, et nous allons vivre sans doute des heures fort sombres. À moins que…
Quant à moi, j’attends philosophiquement qu’on me convoque la semaine prochaine ou l’autre. Mais maintenant plus d’émotions. Je suis blindé, archi-blindé. La situation est si lamentable que tout témoigne en faveur de notre perspicacité. Il nous suffit d’avoir des juges (qui soient des juges) pour être
- pardonnés (et de quoi ? d’avoir été perspicaces ?)
- qui sait, acquittés ?
- Bientôt félicités.
À moins que le contraire se produise, que l’extrême-gauche s’empare du pouvoir et que nous soyons purement et simplement supprimés. Auquel cas on se retrouvera au Paradis. Auquel cas, c’est la fin de la France (de la France royale, réelle) avec nous. Commencerait l’histoire de la quarante neuvième ou soixantième république soviétique, dite française et nous deviendrions l’ongle de pied de l’ogre russe, à moins que nous ne soyons le dernier poil du nez des USA. De toutes façons la bagarre s’amorce, se précipite et devient brûlante, le tout ponctué par les cris des consommateurs qui réclament du pain. Après les défilés militaires, voici les défilés utilitaires. Prévu. Prévu.
Qu’en pense Frédéric ? Que dit-il, de sa fenêtre de tout ce tohu-bohu ? Quel parti a-t-il pris ? Porte-t-il la raie à droite ou à gauche, ou bien le cheveu en arrière. Tu ne m’as même pas dit qu’il marchait tout seul. Du reste, je n’en sais rien. Et tu ne me racontes rien de ce qu’il casse et de la façon dont il t’ennuie. Et tu ne me rapportes pas ses conversations. Quels sont les mots qu’il a appris : MRP ? SFIO ? Bon Dieu ! Déjà un an ½ et ne pas avoir de préoccupations politiques. Votre fils, Madame, serait-il un anarchiste ? Je soupçonne qu’il est du parti de celui que lui délaie son chocolat, opportuniste !!
Donc j’attends ta prochaine lettre pour te dire ce que je pense de toi et de ta négligence. Aujourd’hui, pas un mot tendre, pas une caresse ni du regard, ni de la main, pas un seul doigt dans les cheveux, pas un compliment, si froid soit-il, pas une attention, même légère. Tu n’auras rien, puisque tu ne désires rien. On ne récolte que ce qu’on sème. Pas un coin d’épaule où nicher sa tête, pas de doigts entrelacés, pas de projets d’avenir, pas d’espérances et pas de rêves, et pas du tout la chaleur d’une affection qui cherche à toucher plus profondément que la peau. Tu vois ce dont tu te prives en n’écrivant pas. Mais pour ne pas être la brute épaisse et sanguinaire, le tortionnaire sadique qui fait souffrir les petites filles sentimentales, je consens encore à attendre jusqu’à aujourd’hui midi pour déclencher les hostilités, ou plutôt les froideurs. D’ici là, patientons encore et accordons à Jeannette un certain crédit, mais un tout petit. Pourquoi en pensant à toi revois-je indéfiniment la place de la Gare de Lyon, vue d’en haut, avec son échappée vers la Bastille, puis le Jardin des Plantes, puis des arbres tartes, sur un boulevard idiot. Ce quartier Diderot est lamentable, comme tous les quartiers. Il n’est de grand chic que Fresnes. Je revois aussi de temps en temps beaucoup d’autres coins du monde, entrevus ou trop vus. Mes souvenirs sont un album qu’on feuillette, mais je n’y éprouve plus de plaisir. Ce serait presque un vice que se promener continuellement dans sa mentalité, au milieu des rues, parmi les êtres qu’on a connu et qu’on ne peut plus toucher qu’en pensée. Plaisir et vice de romancier, stupide comme les dévidages interminables de Marcel Proust dont le style prestigieux n’efface pas l’impression qu’on a d’un immense vers solitaire littéraire qui n’en finit jamais et dont chaque anneau précieux et stupide en amène un autre sans qu’on puisse imaginer que cela s’arrêtera un jour (tout cela parce que je viens de lire Du côté de chez Swan).
Il est midi passé. Il n’y a que quelques lettres au courrier m’a dit le comptable et il pense – il est même sûr – qu’il n’y en n’a pas pour moi. Je vais donc prendre mon air le plus sévère et demander les yeux dans les yeux à Jeannette ce qui se passe pour que tant de silence soit venu tout à coup interrompre l’idée joyeuse que je me faisais de sa conversation continuelle à moi destinée. Et bien que je n’aie pas le courage de ternir ces beaux yeux, je vais protester véhémentement, non au nom de mon égoïsme dévastateur et dévorant, mais parce que ce doit être une fonction douce pour une personne aimante que d’écrire à l’objet de ses affections, et qu’il n’y a pas de raison pour que Jeannette se prive de ce plaisir d’autant plus qu’elle sait bien qu’il est partagé et que les moindres miettes, les plus petites bribes, les menues arrière-pensées de son épanchement sont lues, savourées, devinées, appréciées comme il convient. Ce n’est donc pas mettre sa tête, ni ses yeux, ni son cœur en de mauvaises mains que de laisser lire ce que l’on pense au fond de soi – et si l’on n’a pas compris à quel point les conversations quotidiennes sont bonnes, il faut en éprouver l’intime nécessité pour savoir que les meilleures fonctions se développent en nous lentement, puissamment. J’attends donc de Jeannette qu’elle donne la plénitude de son affection à intervalles réguliers et crois bien que je ne manquerai pas d’y répondre. Du reste, j’y ai déjà répondu d’avance. Sur ce, on t’embrasse, on te ré-embrasse, on te souhaite de bons et doux rêves, délicats et prometteurs et constructifs. Et puis on attend cet après-midi pour défaire dans le colis tous les petits paquets que tu as ficelés. Ah ! Attention ! Des allumettes SVP. En quantité industrielle. Nous mendigotons tous le jour pour en avoir. Et d u méta + des pierres à briquet + demande à ma mère de mettre 1 fois tous les 15 jours un pain d’épices. Tâche de le faire passer en supplément de poids. Sur ce je t’embrasse en te réaffirmant tout ce que je t’ai déjà dit et tout ce que je n’ai pas encore dit. Si les évènements se précipitent comme je le crois, je serai avec toi plus tôt que tu les penses.
Bises
J
Bien reçu colis. Mille et mille fois merci. Que de merveilles et qu’on sent des doigts de fée, le cœur de fée, l’amour de fée.
Envoie moi une paire de lacets de souliers marron très solides.