JM à JR (Fresnes 46/03/04)

 

Lundi 4 mars 1946

Petite Jeannette chérie,

Je reçois à l’instant ta bonne lettre de samedi, écrite après cette journée transcendante. Mais oui bien sûr, tout cela finira un jour comme un mauvais rêve. La situation se précise peu à peu. Je me débats vigoureusement et maintenant j’ai la certitude de m’en sortir car de nouveau évènements se préparent de tous côtés. Les confrontations sont ce qu’elles doivent être : ni pénibles, ni orageuses. Politiquement mes adversaires ont la bouche clouée. Il ne s’agit pour eux que d’une puissance très provisoire. Or, je pense que les enquêtes ne sont pas encore au point et qu’il faut encore quelques mois de travail avant d’avoir parfaitement éclairci la chose. Il ne faut jamais se laisser gagner de vitesse par l’erreur.

Pour l’instant attendons patiemment. Je ne sais si tu as eu l’occasion de voir tes amis dans la semaine. Tu me le diras samedi (où j’aurai une entrevue plus dure –mais qui ne change rien à l’affaire). Si dans quelque temps nous voyons qu’encore, on peut se défendre normalement sans avoir contre soi campagne de presse éhontée, adversaires politiques intraitables et autres manifestations qui empêchent toutes explications logiques, sans pouvoir dire à coup sûr que la partie est gagnée et que notre sortie n’est plus qu’une question de temps. Tout dépend des nouveaux jurys. Du reste nous n’en sommes pas encore là. Mon procès ne peut pas venir avant juin ou juillet au plus tôt, à moins de rebondissements imprévus ou de lenteurs.

Mais c’est trop parler de ces petites affaires. Il faut nous réserver à des pensées plus consistantes : ne faisons pas de projets. Nous ne savons jamais de quoi demain sera fait. Les projets sont toujours décevants… Demain… Toujours demain… Pourquoi attendre ? Aujourd’hui est au contraire le jour qui nous convient pour être pleinement heureux. Hé oui ! Si nous ne comprenons pas que nous avons tout le bonheur désirable dès maintenant, nous ne serons jamais heureux. Car le bonheur ne dépend ni de la présence physique d’un autre, ni de notre vie ou de notre mort. Qu’est-ce que l’homme mortel ? Le grain de poussière qui s’évanouit presque aussitôt qu’il est né, vivant une existence stupide dans un monde stupide, toujours en lutte contre lui-même, aussi bien que contre les autres, et que les choses, la vie de la plupart des gens est un long cauchemar qui, partant du néant, s’en va au néant, après avoir dansé un peu de temps sur ce théâtre des ombres ; c’est pourquoi il ne faut attacher de prix qu’à la pensée qui vous élève au-dessus de ces mesquines impressions. Le bonheur n’est pas acquis par des possessions charnelles ou tangibles selon le mode des sens. C’est une illumination permanente, un sourire définitif, qui fait que les injures, les rebuffades, les brutalités, les menaces ne vous atteignent point. Je te jure que maintenant, la vie m’apparaît avec un tout autre sens. Plus d’amitiés factices, plus de réalités professionnelles, plus de soucis d’opinion, plus d’inquiétude à propos des lois humaines édictées par des gouvernements transitoires. Une seule loi, un seul ordre, le plus haut : celui qui commande à l’homme une stricte obéissance et l’oblige à respecter en lui-même et en autrui la véritable créature, libre, heureuse, parfaite, celle qui a droit à tous les hommages, parce qu’elle est vivante de toute éternité et que nul démiurge ne l’ensevelit dans la matière, rêve de chair qui monte de la stupidité infernale.

Nous voilà lancé en pleine métaphysique. Voilà de quoi faire de grandes leçons à monsieur ton fils, dont toutes les photos montrent le regard autoritaire et l’air souriant. Aurait-il hérité de l’esprit capricieux de sa mère pour manifester déjà de si bonne heure une volonté aussi impérative. Tant mieux, car la mère à l’air de savoir bien ce qu’elle veut. Fichtre ! Ta lettre de ce soir est bourrée de sous-entendus et il m’apparaît que si nous avions été laissé en liberté par les hommes politiques de ce jour, tu aurais été la plus passionnée et tendre des amies, dont je ne sais si ma rigueur monacale aurait réussi à calmer la fougue. Voilà qui promet. Pourvu que la providence ne nous impose pas des épreuves qui te contrarieraient. Veux-tu bien supposer une minute que nous vivions dans un Moyen-Âge clérical et obscurantiste qui pratiquait couramment sur ceux qu’ils appelaient des suppôts du diable des supplices raffinés. Ô Abélard ! Ô Héloïse ! Je te vois pâlir, frémir et courir à tous les vents cherchant tes illusions perdues. Nous n’en sommes heureusement plus là, et la IVème République ne fait que fusiller (officiellement ou non). C’est plus vite fait : libéré !… Voilà les ailes qui nous poussent dans le dos.

Sais-tu bien que je suis obligé de te faire les gros yeux pour ces enfantillages féminins qui te paraissent tout naturels, mais, permets-moi de te le dire, ne sont pas à la hauteur de la situation. Elle est cornélienne la situation. Nous sommes des gens qui sacrifions tout à des entités supra-humaines : l’État, la patrie, Dieu ; donc, il convient que nos femmes soient à la hauteur des tragédies dont nous sommes les acteurs et en aucun cas nous ne saurions souffrir que nos préoccupations éthiques les plus hautes soient troublées par des vues sentimentales !!! Hé ! Hé ! Cette tirade est jolie.

Et bien non. Je t’embrasse tendrement quand même. Tu as droit à toutes les attentions que méritent les petites filles fragiles et les mamans charmantes, et puisque tu préfères à mes pattes de mouches ou mes vaines paroles que je ne te dise rien du tout et que je t’écoute vivre, assez pour ce soir. Nous finirons cette soirée sans rien nous dire, toi dans la poche gauche et moi dans tes cheveux. Embrasse le Frédéric.

J.