JM à JR (Fresnes 46/02/18)

 

Lundi 18 février 1946

Petite Jeannette chérie,

Chose fantastique ! Mes nouvelles fonctions de comptable m’ont à ce point absorbé depuis 2 jours que je n’ai pu trouver une minute pour rédiger la lettre hebdomadaire et qu’il me faut moi-aussi –surchargé de travail– expédier quelques mots tendres entre deux appels ou bordereaux. C’est tantôt le coiffeur, tantôt les listes de cantine, tantôt la distribution du tabac ou du pain d’épice, tantôt les parloirs. Tout mon dimanche et mon lundi se sont passés en écritures comptables. Voici qui te vole ta part de pattes de mouches.

Bien reçu ta lettre tout à l’heure qui contenait un sérieux effort pour me raconter tes soirées au théâtre. Vous sortez beaucoup Mademoiselle, heureuse spectatrice de mondanités, qui pour nous autres ont perdu le sel puissant de la nouveauté, comme de la pureté qu’on imagine toujours se dégager d’un spectacle à la mode. Tout est vieux dans un monde mauvais qui tourne à l’horrible. Les temps apocalyptiques apparaissent. Des écrivains dits chrétiens se jettent à la tête des injures atomiques. Bernanos fulmine contre Rome qu’il juge au-dessous de sa mission. Les mystiques (catholiques, protestants ou autres) sont effrayés par la vague de brutalité qui se déchaine sur le monde bourgeois. Les petits littérateurs de tous poils font des mots comme les mouches bourdonnent par dessus les cadavres dont la décomposition s’apprête. Bref, on pense que cette vieille planète va péter en mille morceaux, chacun de mauvaise humeur. On voit Jupiter se frotter les mains de son œuvre explosive. N’est-il pas responsable de Prométhée ?

À la suite de cette phrase brillante je fus mettre du café dans mon eau et profiter de cette incidente pointe pour te signaler qu’il me plairait, s’il était possible, d’avoir chaque semaine un peu plus de cette précieuse et savoureuse denrée (tu peux bien demander à ma mère de m’en mettre le double). Cela ne pèse pas lourd, mais quel poids dans une semaine de prisonnier qui se distille de soupe en sandwich et en tasses de jus comme des grains en chapelet.

Sur ce parlons de l’avenir de la Terre. Je le vois peu brillant. Encore semé de guerres et de zizanies. La théorie de Rousseau qui prétendait l’Homme (humain, l’animal terrestre) naturellement bon est infirmée par les faits. Cette caricature de la bonté divine, cet archange déchu, ce diable pervers à deux pattes, coiffé de prétentions odieuses, bouffi d’orgueil, étalant ses vanités et ses stupres est le pire imbécile sanguinaire qu’un démiurge [1] put imaginer dans ses ténèbres.

Le café est excellent. Je ne vais peut-être pas dormir beaucoup. Tant mieux. On pense plus fortement et avec lucidité. Il faut beaucoup de nuits sans sommeil pour éveiller chez l’individu le sens puissant de la poésie.

Tu avais l’air peu tourmentée samedi. J’espère que ta sérénité n’est pas atteinte par les évènements mondiaux et qu’au contraire, elle se renforce au fur et à mesure que la lutte devient plus âpre. Il n’est pas mauvais pour nos générations d’avoir traversé tant de périls. Ceux qui en réchapperont seront les forts, ceux contre qui le mal n’aura pas obtenu sa victoire. Pour moi, tous les jours à tous les instants, je suis émerveillé de voir combien en face de ces prétentions monstrueuses de la bêtise, l’Intelligence reste calme, sereine, éternelle, vivante, omnipotente. Il semble que la rage de ne pas être, de ne pas pouvoir être dépite désespérément la fourmilière humaine, qui telle une ombre dansante sur un mur n’est qu’une pauvre fumée d’un feu imaginaire. Mais le vrai feu, la véritable lumière, reste stable. Personne, aucune force, ne peut la voiler, la troubler, l’éteindre, la faire vaciller. Elle remplit de bonheur tous les hommes sages, prudents. Elle est immuablement présente et il suffit de se détourner du monde pour la retrouver toujours à la même place, toujours bienfaisante, toujours rafraichissante, pleine de sève, généreuse en bonté et en idées riches. Voici de quoi vivre. Voici de quoi ne plus mourir, ne plus s’abimer dans des désespoirs égoïstes. Voici la véritable paix de l’esprit, la joie en marche.

Voilà un beau prêche pour des âmes sensibles. Deviendrai-je curé sur les beaux jours de la maturité ? Il me souvient qu’étant gosse, mon grand-père avait rêvé pour moi le séminaire. Belle profession. Je crois que j’aurais fait un très mauvais prélat. Mais la sagesse venant avec l’expérience, il n’est pas dit que nous ne finirons pas moine. L’habitude se prend ici tous les jours.

Il y a un demi-fou qui se balade quelque fois au rez-de-chaussée et qui prétend connaître l’avenir d’après les indications des mediums. Voici ce que pronostique cet illuminé : libération de Fresnes dans 1 mois ; guerre contre l’URSS en juin ; rétablissement de la monarchie en France en 1947… Beau programme, aussi valable que tout autre. Inutile de te dire que nous sourions aimablement de ces fantaisies, mais l’espoir aidant, il ne nous déplairait pas d’être libérés. À condition de retrouver au dehors la liberté et non les balles des mitraillettes. Nous n’en sommes pas encore là.

J’ai vu Mlle D. tout à l’heure et lui ai fait part de mon intention de demander ma liberté provisoire dans un mois ½. Elle est d’accord sur la manœuvre et elle en parlera à Floriot.

Bonnes grosses, grandes gentilles et tendres bises. Puisqu’on n’a pas le droit d’écrire en travers, je t’embrasse en long et en large. À jeudi d’abord. À samedi ensuite. Dis au Frédéric que plus il taquinera sa mère avec ses questions plus elle s’attachera à lui, et que le rôle d’un garçon dans une famille particulièrement féminine c’est de démontrer dès l’enfance l’autorité souveraine du mâle qui doit s’exercer par les moyens les plus véhéments et bruyants. Veux-tu donc accéder à tous les désirs de ce Dieu qui te fut envoyé pour que tu apprennes à connaître les hommes.

Bises.

J.

[1] Le démiurge, ou le créateur, est la déité responsable de la création de l’univers physique dans diverses cosmogonie (note de FGR).