Dimanche 10 mars 1946
Voilà qu’on commence notre lettre un jour plus tôt, car la personne de Jeannette, sa présence, son souvenir, ses cheveux blonds, ses yeux si vifs et si curieusement violets, ses petits airs sérieux, ses moues ennuyées et son froufroutement discret quand elle avoue d’un souffle un « bonjour » timide et un peu sauvage passe dans l’air glacé de mars qui se fige entre les grands bâtiments pénitentiaires. Nous n’avons pas vu Jeannette hier. Qu’est-il arrivé pour qu’elle manque un si précieux rendez-vous ? Nous ne sommes point inquiétés sachant que tout est fort bien dans la perfection sérénissime où se meuvent les êtres harmonieux. Sans doute un léger empêchement. Il suffit de si peu de chose pour manquer un rendez-vous promis. Ce sera pour mardi.
Je viens de coller précautionneusement des photos sur un carton. Il y a celle que je préfère où des rubans sombres se nouent comme des papillons dans des cheveux flous. Il y a un bébé aux mèches blondes qui empoigne des barreaux, des arrosoirs, des éléphants à pleines mains. Toute la vie circule dans les yeux, le sourire, le jardin, les taches de soleil. Que de réveils parmi les ombres. Que de lumière sur des visages aimés.
J’ai eu hier une confrontation délicate, qui demandait de ma part un certain silence, que j’ai observé comme il se devait. Il y a dans mon affaire des recoins où je suis forcé d’être prudent. Par contre, d’autres où je dois m’exalter et frapper dur. Je n’y manque pas quand il le faut. Peu à peu les évènements tournent, tournent. Quels que soient les aboutissants de la situation actuelle, je crois maintenant que nous avons passé le plus dur —tout au moins ceux qui ont encore quelques mois devant eux— car il se peut que dans les jours très prochains nous ayons pas mal de tracas. Pourquoi, bon Dieu ! Mais pourquoi la terre tourne-t-elle pas ronde ??? Tout cela est la faute de Jupiter. Ce monde est mal construit. Et les hommes apparaissent comme étant de pauvres épaves sur une mer en furie… sauf les poètes, bien entendu, qui dominent le monde.
J’ai eu peu de nouvelles de toi cette semaine petite fille, car tu as sans doute été des plus paresseuses —ou des plus occupées— Monsieur ton fils t’accapare-t-il tellement que tu n’aies plus le loisir de m’écrire de tendres choses. Et j’aimerais bien que de temps en temps, le soir venu, bébé dormant, tu laisses aller sous la lampe ta plume aussi longtemps et aussi serré que possible sur le papier. Voici que les heures sonnent à l’horloge administrative. Huit heures du soir. Une journée après une autre. Ici nous nous sentons dans notre actuelle retraite presque à l’abri de la haine. Il me semble qu’il vaut mieux patienter ici que de risquer dehors les balles qui ne manqueraient pas de nous voler encore aux oreilles tant la fureur des méchants est grande, tant, plutôt, la terreur de ceux qui ont tout à gagner du désordre est aiguë, car ils savent que leur règne prendra fin un jour. Que de cris, de vociférations, de hurlements. Nos prières sont autrement calmes et simples. Nous sommes de plus en plus légers, hors de toute souffrance, et nos regards peuvent percer très loin à travers les remous du monde.
Donc, je n’ai pas eu le plaisir, la joie hier de promener ma main sur tes joues et de prendre tes genoux tièdes pendant que nous aurions échangé quelques phrases banales et heureuses sous l’œil paterne d’un garde républicain bourru ou bienveillant. Il faut espérer que ce maigre festin de tendresse ne nous sera pas refusé la prochaine fois.
8h ½ : Voici que je viens de ranger ma table. Car j’ai une table. Il apparaît qu’il nous manque :
- des limes à ongles, en papier cartonné, comme d’habitude, courtes, sèches et bien dures.
- une paire de lacets de souliers de rechange.
Veux-tu dire à ma mère qu’elle n’oublie pas dans mon colis mes chemises de flanelle kaki et rose, avec ou sans col.
Veux-tu bien de temps en temps taper des « Barreaux d’Or ». Dès que ce bouquin sera tapé —il est à peu près complet— il faut le passer à ma mère. Je te dirai dans quel ordre me numéroter les pages. Il y a un classement spécial.
J’ai besoin maintenant de beaucoup de papier blanc.
- pour ma défense que je vais prévoir
- pour écrire une pièce que j’ai en tête. Je vais prendre le temps de l’écrire.
Autre chose : peux-tu me procurer soit de la toile, soit du papier d’amiante pour le réchaud. Il a fallu remplacer quelques petites choses. Il marche très très bien. Mais il faut tout prévoir.
Sur ce, je vais me coucher. Et avant de m’endormir, je jetterai un bref coup d’œil très bref sur ta photo, puis, je déviderai quelques souvenirs, et je penserai fortement à l’avenir, comme au présent, en sachant qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura jamais de séparation entre les gens qui s’aiment, comme il faut (je n’ai pas dit « les gens comme il faut », nuance. Je ne pense pas le contraire non plus. Le non-conformisme n’est pas un ordre valable. Pas plus que le conformisme). Bonne nuit, petite fille. Écris-moi longtemps ce soir.
Lundi.
Pas de lettre aujourd’hui, et je remarque que la liste du colis n’est pas écrite de ta main. Serait-il arrivé quelque chose qui t’ait empêché de sortir ? Je vais le savoir demain puisque je vais à l’instruction. D’ici nous ne pouvons voir ce qui se passe à l’extérieur. Nous sommes forcés, en ce qui concerne les êtres chers que nous aimons de nous en rapporter à nos suppositions et nos espérances. J’en ai encore pour un mois au moins à me trimballer tous les jours à Boissy pour voir des gens qui ne sont nullement agréables. Après… nous verrons. Il faudra que tu demandes à Floriot, quand il sera débarrassé du procès Petiot, de venir me voir cinq minutes pour faire le point. C’est-à-dire vers le 15 avril au moins.
Je souhaite te dire des choses très tendres et très longuement douces. Mais voici que les heures sonnent vite et pressées. Sur ma table cent lettres à trier. Que dis-je cent ! Deux cents ! Toute la journée, c’est un travail constant. Demain réveil à 6h. Assommant. Et journée fatigante, car, 6 heures d’attente, deux heures d’interrogatoire, une heure de retour. J’espère qu’un jour toutes ces bêtises seront finies.
L’horizon apparaît de plus en plus incertain. On ne sait plus rien. On ne peut plus compter sur rien. Tout à l’air de s’écrouler. Il y a encore un certain nombre de menaces suspendues dans le ciel politique. Les communistes vont-ils prendre le pouvoir ? Par quelle révolution, quelles misères, la France va-t-elle à nouveau passer ? Tout cela est bien peu de choses à côté de l’éternité de la vie. Tous les jours je retrempe mon courage dans la plus simple et sublime vérité, sans laquelle il n’y a pas de joie, et dès à présent tout le calme et le bonheur me sont donnés.
Je t’embrasse avec toute ma tendresse petite Jeannette chérie. Sois douce et confiante. J’espère que tout va bien. Je suis sûr que tout va bien. À demain sans doute. Et à bientôt te lire.
J.